Une tradition grenobloise était (est toujours ?), pour fêter la réussite au bac de former un monôme et monter le soir à la Bastille par le téléphérique, maintenant remplacé par des cabines rondes, les célèbres « œufs ». De cet ancien fort, construit pour surplomber la ville sur les pentes du Mont Rachais, un contrefort de la Chartreuse, part un foisonnement de petits sentiers qui se dispersent vers l’intérieur du massif, comme autant de cachettes propices à ceux qui, l’un près de l’autre, n’ont que faire de tout ce décor. Comment avons-nous passé cette nuit ? Je n’en ai aucun souvenir. L’époque était paisible, pas de vaine agitation, pas de drogue – la seule idée nous en était inconnue. Sans en être tous bien conscients, sans jamais l’évoquer, nés aux prémices de la guerre nous l’avions traversée enfants, pour certains sans encombre mais pour d’autres, dont j’étais, un tsunami meurtrier. Ainsi, sans le dire, tous nous connaissions le prix de la paix. Dans la douceur complice de la nuit de juin, dans cet « ailleurs » si près et si loin de la ville, au seuil d’un avenir qui sera n’en doutons pas studieux, avec la joie paisible d’avoir franchi une étape importante de notre vie, c’est ce sentiment de paix qui nous tenait rapprochés dans cet instant que nous savions unique.
Puis ce fut le retour par les défenses du fort, un excitant dédale rendu périlleux de nuit par une succession de terrasses et de hauts murs sans protection, d’escaliers glissants maltraités par le temps, de galeries aveugles, un labyrinthe où les mains se cherchent, les corps se rapprochent, s’éloignent, s’engagent dans des voies à l’issue incertaine, se retrouvent et se retiennent. Cette nuit-là, j’avais retenu une belle jeune fille, la première fille que j’avais non pas prise dans mes bras, mais serrée à moi. Contre moi, je contemplais sans même oser la toucher une poitrine fièrement saillante sous un fin pull d’été.
Je n’oublierai ni son nom, Christiane B., ni l’émotion suscitée en moi par cette poitrine que je n’avais ni effleurée ni même vue, si ce n’est couverte d’un léger vêtement. Je descendais les marches de l’amphi à sa recherche, mais comment la retrouver parmi toutes ces têtes penchées sur de grands cahiers pour reproduire les incroyables structures dont le prof couvrait les tableaux. Apparemment, tous s’étaient préparés et équipés en conséquence. Louables efforts auxquels je me serais volontiers associé, à condition d’être convenablement équipé et aussi être convaincu de leur utilité, ce qui n’était pas le cas. Que peut-on retenir de formes aussi complexes qui de plus ne semblent suivre aucune cohérence, n’obéir à aucune loi, si ce n’est esthétique. Comment la nature – ou le créateur, comme on voudra – a pu imaginer et doter des êtres vivants d’ornements aussi extraordinaires ? Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ce que j’attendais d’un cours scientifique. Tandis que je scrutais les gradins, une tête blonde se tourna vers moi et me fit un délicieux sourire. Ce n’étais pas celle que je cherchais et je ne pensais pas la connaître, néanmoins sa chaleureuse manifestation d’amitié me réjouis. Poupy venait de faire son entrée dans ma vie pour m’accompagner quelques années.
Je devais la retrouver plus tard en travaux pratiques de chimie. Nous devions constituer des binômes et comme – hasard ? – elle se trouvait près de moi, il n’y avait pas à tergiverser, nous allions travailler ensemble. La première séance portait sur l’eau. Quel élément extraordinaire que l’eau. On comprend qu’il tient une place si importante pour la vie comme pour la terre elle-même. En compagnie de cette charmante personne, vive et alerte, joyeuse en même temps que concentrée sur son travail, l’eau nous conduisait de découverte en découverte, en dépit de l’apparente simplicité du problème – quoi de plus simple que l’eau pure ? Les questions se bousculaient, pourquoi l’eau peut-elle être liquide et en même temps un gaz, la vapeur d’eau ? Que devient un morceau de sucre ou de sel une fois plongé dans l’eau ? Les années de lycée ne nous avaient rien appris sur ces aspects fondamentaux, des questions qui se posent pourtant depuis des siècles, sans doute des millénaires. Questions sur lesquelles plus personne ne s’interroge, alors que bien peu d’entre nous peuvent y apporter une réponse précise.
La disparition d’un morceau de sucre dans l’eau, cette question quelque peu angoissante car totalement inexplicable, a été exprimée par les premiers chercheurs pour qui la physique avait un contour bien large, ce qui était le cas de l’Abbé Para du Phanjas, en 1786 (1).
Autre question, pourquoi l’eau n’est-elle pas toujours gazeuse, alors que la molécule est très petite, sa masse molaire étant de 18, à comparer au butane (58) ou à l’hexane, l’essence, (86) ? Dans le foisonnement d’internet on ne trouve pas de réponse satisfaisante, si ce n’est une néanmoins, provenant du CNRS, mais elle est complexe. Je vais essayer de la rendre moins technique. En règle générale, les atomes d’une molécule sont stabilisés lorsqu’ils mettent en commun des électrons, non pas décrivant des cercles réguliers comme on nous le montre dans les bouquins ou les cours de physique, mais formant « nuage électronique ». Dans la molécule d’eau l’atome oxygène attire le nuage électronique vers lui, ce qui lui confère une charge négative et donc chaque atome hydrogène a au contraire une charge positive. Pour le dire plus simplement si on pouvait prendre une photo instantanée d’une molécule d’eau on verrait plus d’électrons autour de l’atome oxygène qu’autour des atomes hydrogène. La molécule d’eau possède ainsi ce qu’on appelle un moment dipolaire avec un pôle (+) et un pôle (-) . D’une molécule à l’autres, les signes contraires s’attirent. Cette attirance mutuelle, appelée liaison hydrogène, fait que les molécules d’eau ne peuvent se disperser librement, contrairement à ce qui se passe dans un gaz ; elles restent en quelque sorte entre elles, à l’exception d’un petit nombre qui se disperse malgré tout dans l’air, créant l’humidité atmosphérique.
Sous mes yeux, ce nuage électronique s’était matérialisé sous la forme d’une délicate tête blonde studieusement penchée sur des éprouvettes légèrement teintées de rose et de bleu. Elle se tourna vers moi : « Sais-tu que l’eau pure est en fait acide car elle dissous le gaz carbonique de l’air, formant de l’acide carbonique ? » Je ne pouvais qu’approuver, alors que le nuage électronique s’était mué en deux noyaux atomiques eux aussi légèrement teintés de bleu.
- Abbé du Phanjas, Théorie des êtres sensibles, ou cours complet de physique spéculative, expérimentale, systématique et géométrique, à Paris chez Didot fils, rue Dauphine n°116, 1786.
Illustration: le fort de la Bastille, sur le Mont Rachais. Photo Grenoble Alpes Tourisme Service.
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