1.  Les radiolaires

 

Je vous parle de ça il y a longtemps, très longtemps. J’avais vingt ans et la vie devant moi, ce dont je ne me préoccupais guère. A vingt ans on a la vie devant soi, un point c’est tout. Dites aujourd’hui à un jeune qu’il a la vie devant lui, il ricanera bêtement : Laisse tomber ! Il faut dire que les jeunes maintenant sont nettement moins jeunes qu’avant.

En résumé, j’étais jeune, j’avais vingt ans et la vie devant moi. La preuve, le bac en poche je m’étais inscrit à l’Université de Grenoble, non en réalité je m’étais inscrit à la Faculté des Sciences de Grenoble, Edgar Faure n’ayant pas encore fait voter la loi-cadre portant création des universités. Selon une logique implacable, le campus universitaire de Saint-Martin-d’Hères n’existait pas non plus et par voie de conséquence nos cours étaient répartis dans différents instituts aux quatre coins de la ville, allant de l’Institut Joseph Fourier (1), près de la gare, jusqu’à l’ancien évêché, place Notre-Dame. Nous passions ainsi une bonne partie de la journée à nous balader d’un quartier à l’autre. Je ne me lassais pas du spectacle. Dans l’enfilade de chaque rue une montagne nous attendait. Chacune venait à son tour : le Rachais, la dent de Crolles, la chaîne de Belledonne avec en vedette américaine le Grand Colon et, attendant leur tour, le Grand Pic et la Croix de Belledonne puis Chamrousse ; viennent ensuite le Taillefer, le Moucherotte et le plateau de Saint-Nizier, puis le tour recommençait, dans la luminosité du matin, la lumière chaude de l’après-midi et enfin le voile envahissant du soir. Selon le jour, elles étaient proches et familières, ou lointaines et hautaines. En hiver, un manteau de brume pouvait s’abattre sur elles signalant l’arrivée de la neige, si bien que le lendemain elles réapparaissaient dans leur robe de mariées, fières, éblouissantes.

Ce jour-là, mon premier jour de fac, je me rendais dans un Institut dont j’ai depuis oublié le nom et qui se trouvait, je crois, rue Lesdiguières. Tout cela est si loin ! Je me trouvais dans un immense amphi, du moins immense dans ma mémoire et en tous cas bien plus grand que celui, toujours dans la même rue, du Collège Moderne de Garçons de Grenoble qui verra s’écouler ma jeunesse. Moderne signifiait qu’on n’enseignait ni latin ni grec ancien, à l’époque la signature de l’élite. Elite dont j’étais, après avoir été brillamment reçu au concours d’entrée en 6ème, alors en usage. Les portes majestueuses du Lycée Champollion m’étaient grandes ouvertes ce dont, une fois de plus, je ne me souciais guère. Physique et maths ont plus tard remplacé les langues mortes, ce qui m’aurait beaucoup mieux convenu, mais j’étais arrivé trop tôt.

Me voici donc dans cet immense amphi. Du haut, je vis que plus une seule place n’était libre. Je n’étais pas en retard, bien au contraire. Pourtant la leçon était déjà commencée si bien qu’à mon arrivée l’immense tableau noir face aux étudiants était entièrement couvert, de haut en bas et de gauche à droite, j’en tombait à la renverse, de grands et magnifiques dessins à la craie, très élaborés, une immense dentelle d’une grande finesse, avec un luxe de détails stupéfiant. Déjà le prof, à la grande désolation des étudiants, effaçait le panneau de gauche pour passer à la suite de son cours.

Voilà donc, me dis-je, mi-admiratif, mi-effaré, ce que sont les cours de fac !

La leçon portait sur les Radiolaires. Aujourd’hui, il suffit d’ouvrir internet et cliquer sur « radiolaires » pour lire « Les Radiolaires (Radiolaria ou Radiozoa)  font partie du zooplancton ou plancton animal. Ces organismes dont la taille est comprise entre 50 et 300 µm sont des Eucaryotes (2) unicellulaires ». Ce sont donc des microorganismes entourés d’une coque siliceuse, et voici qu’apparaissent sous nos yeux émerveillés – je parle des miens – une incroyable dentelle vivante d’une grande finesse et d’une infinie variété.  Dans quel but le prof de mon premier cours de fac couvrait-il ainsi le mur de l’amphi de ces immenses formes fantasmagoriques ? Je fus soudain pris d’inquiétude, faudra-t-il les retenir ? Certainement pas, c’eût été impossible, mais alors pourquoi ? Pour nous faire connaître l’extraordinaire diversité du monde vivant ? Sans doute ; en ce qui me concerne, il avait réussi, mon émerveillement était au comble.

Un foisonnement de figures fantastiques, fantasmagoriques, des clochetons, des casques à pointes qui s’étirent, se déforment, éclatent en diverticules, en spicules, des bouches dentées  ricanantes, des piques menaçantes et des pieds de chaises Louis XVI, des épines de dragons, des couronnes impériales, des insectes surgis d’un esprit que l’angoisse enfièvre, le bestiaire d’un créateur débordant d’imagination fantaisiste, le tout en fine dentelle, de sorte que ces créatures émanent de l’enfer pour s’élever, légères, aériennes, qu’un souffle impalpable emporte et disperse.

En même temps qu’ils sont d’une invraisemblable beauté, ces créatures sont d’une grande importance pour la planète ; Ils nourrissent les animaux marins et, par milliards de milliards, leurs coques microscopiques se déposent au fond de l’eau jusqu’à former d’énormes couches de plusieurs centaines de mètres d’épaisseurs, couches qui peuvent surgir de l’eau sous l’effet des forces telluriques et donner naissance à falaises et montagnes.

  1. Qui connait Joseph Fourier ? Pourtant, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous faisons tous grand usage de la « transformée de Fourier », une fonction mathématique grâce à laquelle, entre autres usages, YouTube peut diffuser de la musique.
  2. Les êtres vivants se répartissent en trois grands groupes, virus, bactéries et eucaryotes, dont nous sommes. Le célébrissime Professeur Didier Raoult étudiait des virus géants et avait cru voir qu’ils constituent un quatrième groupe jusqu’ici inexploré. Il avait sollicité mon aide pour étayer cette découverte capitale, ce que j’ai négligé – je n’en voyais pas l’intérêt – si bien que les foudres de l’Olympe marseillais se sont abattues sur moi, ce qui ne me touchait guère, et sur mon pauvre étudiant qui lui en a cruellement souffert.

 

Illustration : quelques Radiolaires (source, Sylvain Charbonnier)

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