C’est l’histoire de toutes petites bêtes qui ont bien failli en manger d’infiniment plus grosses. En réalité manger, non, mettre en de sérieuses difficultés, oui. Ces petites bêtes, ce sont les pucerons ; les grosses bêtes, c’est nous.

Cette histoire débute vers le milieu des années 1800. Des viticulteurs voient dans leurs vignes des ceps jaunir et périr. Puis la tache s’étend et toute la parcelle dépérit. Le mal apparait dans les vignes du midi et du bordelais, puis gagne la France et s’étend à l’Europe. La cause du mal est identifiée en 1868. Il faut aller la chercher dans les racines des ceps malades ; elles sont couvertes de minuscules pustules, des pucerons. Ces petites bêtes ne font rien fait de mal. Elles ne rongent pas la plante, ne véhiculent pas de virus ou autres maladies, rien, elles ne font qu’aspirer un peu de sève pour se nourrir. Mais elles sont tellement nombreuses.

Les pucerons, les animaux les plus extraordinaires que je connaisse, pourtant si ordinaires. Point d’ornementations exubérantes, de couleurs éblouissantes, pas de sociétés, d’organisations remarquables, d’édifices magnificents ou même modestes, rien de tout cela, aucune production dont nous pourrions tirer profit ou qui pourraient nous cause du tort, rien du tout, rien de rien. De petites bestioles qui ne font rien que se nourrir et se reproduire. Pour se nourrir, il leur suffit de planter leur rostre dans la nervure turgescente d’une feuille ou d’une tige et se gorger de sève, sans effort. Elles en ingurgitent tant qu’elles doivent en évacuer l’excès par deux petits tuyaux, les cornicules, qui font saillie à l’arrière de leur dos. Les abeilles sont très intéressées par ce liquide sucré, appelé miellat, et en font du miel (par exemple le miel de sapin). Les fourmis, elles, exploitent ce filon de façon rationnelle. Elles montent la garde en même temps qu’elles procèdent à une véritable traite : la fourmi caresse délicatement de ses antennes le puceron, lequel répond en éjectant une goutte de miellat, dont la fourmi s’empare. Donc les pucerons ne détruisent pas les plantes, si ce n’est qu’ils les assèchent, du fait de leur nombre. Car ils se multiplient vite, très vite.

Se multiplier, voilà le maître-mot du puceron. Aucun animal au monde n’a développé pareille faculté de reproduction. Voyons cela.

Pas d’accouplement ; économie de temps et d’énergie. Les pucerons sont des femelles parthénogénétiques, autrement dit des femelles vierges – en grec parthenos – capables de se reproduire seules (les mâles existent néanmoins ; nous verrons plus loin comment ils peuvent être utiles).

Non plus pas d’œufs qui doivent incuber et être couvés. Pas de nid à construire, encore une fois nulle perte de temps et d’énergie. Les pucerons sont vivipares. Les petits naissent déjà constitués ; leur seule tâche est de grandir. En réalité, ils font mieux que ça. En même temps qu’il grandit, le jeune puceron prépare sa descendance : il a déjà des ovaires et dans ces ovaires des embryons en préparation.

Résumons. Une femelle puceron a dans ses ovaires des petits prêts à naître et dans ces petits il y a déjà des embryons en formation. Trois générations emboitées !

Résultat, peu de temps après sa naissance une femelle puceron met bas à son tour. En huit jours elle a déjà une dizaine de petits, qui eux-mêmes, etc… de sorte que la population croît à une vitesse inimaginable, hallucinante.  Il a été calculé que si UN SEUL puceron pouvait se reproduire sans limitation d’aucune sorte, sans prédateurs, sans maladies, rien, sa descendance couvrirait en un an TOUTE LA SURFACE DE LA TERRE sur UN METRE d’épaisseur.

Elles ne sont pas extraordinaires ces petites bêtes tout à fait ordinaires ?

Mais ce n’est pas tout ! Les populations de pucerons évoluent très vite, faisant preuve de ce qu’on appelle une grande variabilité génétique. Elles se diversifient. D’un biotope à l’autre apparaissent des variétés différentes, au point qu’on peut parler de sous-espèces en formation. Pendant que de tous côtés la biodiversité s’appauvrit, pendant que tant d’espèces disparaissent sous nos yeux, les pucerons en créent de nouvelles.

Personnellement, je suis très reconnaissant à ces petites bêtes d’avoir propulsé ma carrière. Comment cela se fut ? Nous allons le voir.

J’étais alors jeune étudiant plein d’avenir (jeune, certainement, plein d’avenir c’était encore à voir) dans un laboratoire de génétique des populations. Mon maître de stage m’avait branché sur les pucerons, avec l’idée que ces animaux pleins de pattes, avec fémurs, tibia, tarses à profusion, et des antennes avec je ne sais plus combien de segments, sont propices à des mesures pouvant déboucher sur des études de génétique quantitative, avec en arrière-plan cette variabilité génétique qui intriguait.

Car, enfin, une femelle parthénogénétique, qui se reproduit sans l’intervention d’un mâle, c’est en quelque sorte une femelle qui s’accouple avec elle-même. C’est très pratique et d’une formidable efficacité, comme nous venons de le voir. Mais il y a un hic. Pensez, s’accoupler avec soi-même est le comble de la consanguinité. C’est la dégénérescence de l’espèce assurée, en peu de temps. Oui, mais voilà, c’est tout le contraire qui se passe avec les pucerons. Je devais résoudre ce paradoxe.

Les chercheurs forment une communauté qui progresse par la confrontation des idées et des résultats, confrontation pas toujours apaisée ; elle peut aller jusqu’à des heurts peu amicaux ou même franchement hostiles, faisant que la connaissance avance de façon quelque peu chaotique, mais avance tout de même. Nous avons maintenant tous les moyens de connexion possibles et imaginables ; nous sommes jour et nuit informés de nos collègues, mais à l’époque dont je parle nous en étions loin. Pour situer les choses, la photocopie n’était même pas encore inventée. Ne parlons pas d’internet. La préhistoire de la recherche. Nous n’avions à notre disposition que des listings papier de publications, où ne figuraient que les éléments de base, auteurs, titre, revue. C’était tout. Les listings tournaient dans le labo et chacun annotait ce qui l’intéressait. Les références étaient ensuite collées sur des petits cartons dont les bords comportaient des encoches que l’on découpait en fonction des critères de classement choisis. La recherche bibliographique personnelle se faisait alors en pêchant les publications d’intérêt à l’aide de tiges métalliques; une recherche par mots-clés mécanique, en quelque sorte. Après un délai « raisonnable » de quelques jours (impensable aujourd’hui) on pouvait obtenir les textes intégraux qui parvenaient sur microfilms, comme dans les films d’espionnage. La préhistoire, je vous dis.

Dans ces conditions une pêche miraculeuse m’a mis en main, je ne sais comment, une publication du professeur G. Cognetti, à Modène, Italie, qui m’a donné la clé du mystère. Peut-être est-ce le mot « Italie » qui a flashé.

L’explication n’est pas très simple, mais je vais essayer de le dire simplement. Vous savez que dans une cellule les chromosomes vont par paires – vingt et une paires chez nous. Avant de se multiplier, une cellule duplique ses chromosomes et les deux groupes formés vont se placer aux deux extrémités de la cellule, qui alors se coupe en deux, donnant deux cellules-filles chacune contenant les mêmes paires de chromosomes. Dans l’ovaire les choses sont différentes ; on a affaire à des cellules particulières appelées ovocytes, celles qui font former les embryons.  A la première division de l’ovocyte, les chromosomes ne se dupliquent pas. Les paires se dissocient, tout simplement.  De plus, les deux cellules-filles formées sont inégales ; l’une d’elles est petite et dégénère. Celle qui reste est donc orpheline de la moitié de ses chromosomes ; la partie manquante va être apportée par le mâle, via le spermatozoïde. Chez les femelles parthénogénétiques, les deux groupes de chromosomes, un moment séparés, reprennent leur place initiale et la cellule retrouve la totalité de son génome. Nul besoin de spermatozoïde, donc.

Ceux qui me suivent attentivement vont dire que le problème de la consanguinité n’est pas résolu pour autant. En fait si, parce que dans le cas de l’ovocyte, avant de se séparer les chromosomes se contractent et s’agglomèrent entre eux, formant des tétrades. Il faut savoir que les chromosomes ne sont pas les petits bâtons bien propres, bien nets, que dessine le prof au tableau ou que nous montrent les livres. Ils sont gluants, se collent les uns aux autres si bien que, lorsqu’ils s’écartent, la séparation n’est pas toujours nette. Ils se mélangent un peu ; pas trop, sinon ce serait catastrophique, mais assez pour qu’ils ne soient pas exactement identiques à ce qu’ils étaient au début.

Et voilà : sans accouplement la fille à naître – ce sera obligatoirement une fille – ne sera pas rigoureusement identique à sa mère. Le problème de la consanguinité est résolu, CQFD.

Ces petits réarrangements entre chromosomes se produisent chez tous les animaux, plantes ou champignons. Ce sont eux qui, avec d’autres mécanismes encore à bien comprendre, maintiennent la variabilité génétique, autrement dit ils évitent les effets néfastes de la consanguinité. Leur accumulation au cours des générations est à l’origine de la formation de nouvelles variétés, races et espèces. C’est la sélection naturelle qui dira ensuite quelles combinaisons pourront subsister dans la vraie vie. En réalité c’est un petit peu plus complexe, mais là est le secret de nos femelles pucerons. La parthénogenèse, qui accélère le rythme des générations, accélère cette évolution.

Avoir apporté la démonstration – via le professeur G. Cognetti – que les pucerons ne dérogent pas aux lois de la biologie moléculaire classique m’a valu un poste d’assistant à la fac de Lyon, point de départ de ma carrière (2).

En somme, ces femelles qui se reproduisent toutes seules, sans mâles et sans problème de consanguinité pourraient bien donner des idées à certaines. On pourrait envisager que les biologistes de la reproduction puissent transposer ce mécanisme à l’homme, ou plutôt à la femme, qui pourrait alors procréer sans avoir recours à un partenaire. Il n’y aurait que des filles, nécessairement, mais rien n’empêche de garder quelques garçons. Les pucerons eux-mêmes engendrent des mâles quand le besoin s’en fait sentir, à l’entrée de l’hiver par exemple, car après fécondations les femelles pondent des œufs, qui sont résistants au froid.

Oui, car ce n’est pas tout. En fait les pucerons ont plusieurs vies. Les femelles parthénogénétiques dont nous venons de parler sont aptères, sans ailes donc. Ce n’est pas très commode pour se déplacer, alors que faire si, par exemple, y a trop de monde et la plante nourricière s’épuise ? Eh bien c’est simple, il nait à ce moment-là de petits pucerons ailés qui eux pourront se disperser et chercher à se nourrir ailleurs. Ou encore que faire quand l’hiver arrive ? De nouveau, les pucerons ont une solution. Les petits qui vont naitre seront non seulement ailés mais sexués. Nous aurons donc des mâles et des femelles qui vont pouvoir s’envoler et aller où bon leur semble pour s’accoupler et pondre, car cette fois les femelles vont produire des œufs qui, eux, résisteront aux conditions hivernales. Ni la sécheresse ni le froid n’en viendront à bout. Ils attendront le printemps pour éclore et faire naître des femelles parthénogénétiques, si bien que le cycle recommencera.

Inutile de dire quels mécanismes complexes sont derrière ces variations de forme et de physiologie. Les pucerons ont des cerveaux réduits à quelques neurones, suffisants cependant pour produire des substances appelées neuromédiateurs, qui commandent la production d’hormones, qui elles-mêmes sont à l’origine de tous ces changements organiques et fonctionnels.

Une femme a dit « Rien ne peut vous pénétrer comme le fait un homme ».  Une autre « J’aime tâter, caresser, faire se lever un sexe que je dénude » (1).  Donc, gardons quelques exemplaires masculins, pour le plaisir de ces dames, et pour deux ou trois autres choses encore.

 

  1. Marie-Claire Bancquart. Une femme sans modèles. Editions de Fallois.
  2. J’ai rendu visite au professeur Cognetti, dans cette magnifique région émilienne, le cœur battant de l’Italie. J’en ai gardé le souvenir ému, indélébile, de la pasta que je voyais préparer dès six heures du matin sous la fenêtre de ma chambre d’hôtel et d’un gran bollito misto– mélange de viandes en bouillon avec des accompagnements qu’il est nul besoin de décrire. J’ai vu aussi dans quelles conditions misérables, disons le mot, travaillait le remarquable professeur Cognetti. Ces conditions n’ont hélas pas fondamentalement changé pour les chercheurs du secteur public italien.

 

Cet article a été prépublié dans le blog « Monsieur-legionnaire.com »

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