Cette histoire m’a été racontée par mon ami Maurice, professeur de physique au lycée. Voici son récit.

C’était ma première année d’enseignement m’a-t-il dit. J’avais, entre autres, une classe de terminale dans un lycée de jeunes filles, à cette époque séparées des garçons. Stupide ségrégation ! Voulait-on prévenir le développement de la sexualité de ces jeunes gens, pourtant inévitable et surtout souhaitable ? Ce que les censeurs pouvaient obtenir de cette façon est qu’en réalité le comportement sexuel se développe dans un sens qu’ils ne souhaitaient pas.

Souvenons-nous. Comme elles étaient sages ces demoiselles, jupettes bleues plissées, corsages et chaussettes blanches obligatoires, même dans un lycée public.

La classe se tenait, dit Maurice, dans un vaste et vieil amphithéâtre qui semblait dater de Jules Ferry. Je disposais d’une immense table de bois, pourvue de rangements et de tout le nécessaire pour mes démonstrations. C’était important, car j’avais la ferme détermination de montrer à mes élèves que la physique est une science vivante, concrète et ne peut se comprendre qu’en manipulant des objets concrets, poids, ressorts, fils conducteurs, lentilles, etc… Ainsi je voulais développer leur sens pratique en même temps que leur intelligence. Je leur disais par exemple : imaginez que je renverse une éprouvette de verre sur un bain de mercure et que j’y fasse le vide pour ensuite introduise un volume d’oxygène et deux volumes d’hydrogène. Si je produis à l’intérieur une étincelle, qu’est-ce que j’obtiens ?  Toute la classe de s’écrier : de l’eau, M’sieur ! Eh bien, détrompez-vous, je n’obtiendrais que des débris de verre. Le mercure, chassé par l’explosion produite, reviendrait en force et briserait l’éprouvette. Quelle serait la solution ? Mettre un excès d’hydrogène, ou d’oxygène, de manière à ce qu’une partie du gaz ne soit pas consommé et constitue un tampon pour amortir le retour du mercure ; un excès mais pas trop, car si dans le mélange la proportion d’un des deux gaz est inférieure à 4% la réaction en se produit pas.

Je consacrais ainsi toute mon énergie à ma mission d’éducateur. J’y parvenais, je crois, assez bien. Pour m’en persuader, cinq élèves installées au premier rang avaient littéralement les yeux rivés sur moi. Elles buvaient mon cours sur mes lèvres, ne perdait rien de mes gestes lorsque j’illustrais mes propos par quelques expériences, ou lorsque je traçais au tableau des schémas que j’avais moi-même soigneusement élaborés le soir, souvent une partie de la nuit, pour qu’ils soient à la fois plus simples et plus démonstratifs que ceux de leurs livres. L’intérêt qu’elles témoignaient me donnait des ailes. Je leur disais avec chaleur, combien les théorèmes ardus que j’exposais sont importants non pas seulement dans cette salle de cours mais dans la vraie vie, car nous vivons dans un monde physique. A l’évidence, j’étais bien compris.

Je me gardais bien de voir ces cinq jeunes personnes autrement que comme des élèves modèles, pourtant, en faisant abstraction de la salle de classe, je devais m’avouer qu’elles étaient tout à fait charmantes. Toujours installées à la même place il y avait, à gauche, la grande et brune Elisabeth à côté de la blonde Annette, plutôt rondouillette. A droite étaient deux chevelures châtaigne, l’une plus dorée, Pauline, et l’autre plus claire, Agnès. Et au centre était la rousse, la flamboyante Isabelle, vive et espiègle comme sont tous les poils de carotte. J’avais ainsi face à moi un bel arc en ciel, de couleur peu orthodoxe, certes, mais néanmoins magnifique.

Ces cinq élèves me comblaient, même si pour autant je ne voulais pas négliger le reste de la classe. Enfin je comprenais pourquoi j’avais tant potassé, tant travaillé le soir et en toutes occasions, engagé tant de discussions avec mes camarades de classe, passé tant d’examens. J’avais atteint mon but. Je pouvais faire découvrir à ces jeunes personnes avides de savoir les lois qui façonnent le monde qui nous entoure, proche ou lointain, en même temps qu’elles conditionnement notre vie.

C’est alors qu’une chose étrange se produisit. J’étais penché un soir sur la préparation de mes leçons lorsque le visage d’Isabelle m’apparut, bousculant mes schémas, déformant les arcs de cercle, gommant les équations. Je me frottai les yeux ; j’avais veillé trop tard et m’étais assoupi. Je me couchai donc, sans pour autant que cette vision ne me quitte. Isabelle était toujours là, devant moi, dans le noir ; l’œil était dans la tombe et regardait Caïn (1). Etais-je moi aussi tenaillé par le remords ? Qu’avais-je à me reprocher ? Il est vrai que je n’avais pas le droit de me laisser obséder par cette élève ; je ne pouvais pas me cacher derrière les risques du métier (2).

à me reprocher ? Il est vrai que je n’avais pas le droit de me laisser obséder par cette élève ; je ne pouvais pas me cacher derrière les risques du métier (2).

Après tout, j’étais seul ; rien ne pouvait m’empêcher de contempler tranquillement la belle image qui s’offrait à moi. Quelle était belle, j’en tremblais me dit Maurice. Pourquoi certains visages nous émeuvent-ils à ce point ? Sont-ils beaux, sont-ils laids ? Qu’importe. Le visage est le reflet de l’âme disent certains. Plus prosaïquement, n’y a pas de laideur sans noirceur intérieure. Un beau visage harmonieux ou une « belle gueule » suscite un sentiment de plénitude, de réconfort, d’apaisement comme la rencontre rassurante d’une personne connue. Oui, Isabelle était belle, de cette beauté que confère l’intelligence, qui adoucit les traits, donne au regard une profondeur troublante et nous fait paraitre nu, sans défense. Oui, l’intelligence est une force tranquille, immatérielle donc imparable, qui domine sans volonté de domination. Il y avait tout cela chez elle, et plus encore. Quel travail colossal que celui de notre cerveau, qui non seulement identifie instantanément une personne, même si elle a changé, mais encore nous donne à voir l’invisible, le non-dit, une attitude, une posture, un geste, un défaut. Le cerveau nous parle dans un langage d’une infinie complexité, d’une infinie subtilité ; ce langage nous ne l’avons jamais appris et pourtant nous le comprenons parfaitement. Comme deux personnes très proches n’ont que faire de mots pour se comprendre (3).

D’une leçon à l’autre, le temps filait. L’automne passa, puis l’hiver. Le mois de mai et la fin de l’année scolaire approchaient très vite. Il aurait fait bon flâner sous les marronniers qui étalaient leurs larges palmes et dressaient les majestueuses inflorescences blanches ou délicatement rosées. Mais je ne voulais rien voir de tout cela. Je restais sourd à un appel qui m’aurait distrait de ma noble tâche.  C’est ainsi qu’un jour, au sortir de la classe, je me sentis dans un état curieux. Je n’y pris pas garde tout de suite, pourtant il a bien fallu me rendre à l’évidence. J’étais à la fois amolli et tendu ; je frissonnais intérieurement, telles les feuilles d’un tremble qu’une brise imperceptible agite frénétiquement.

Je compris ce que cela signifiait lorsque mon amie, après un long et ardent échange, me regarda, surprise : « Eh bien… ! ». Cette seule exclamation fut une révélation.  Les phéromones ! Oui, c’est cela. Ces sages demoiselles étaient de jeunes femelles qui s’ouvraient à la vie. Elles répandaient autour d’elles de subtils effluves pour faire savoir à qui voulait l’entendre qu’elles se préparaient à donner la vie à leur tour. Le jeune mâle que j’étais entendait parfaitement, à défaut de le discerner, ce message subliminal. Les insidieuses molécules, venues du tréfonds de leur corps bourgeonnant, envahissaient l’espace, se glissaient dans mes narines comme de braves petits soldats, stimulaient les neurones ultra-sensibles de mon système voméro-nasal (4), lesquels n’attendaient rien d’autre pour sonner le branle-bas de combat général et mettre en alerte chacune des fibres de mon corps.

Il était naturellement hors de question que je me départisse de mon rôle de pédagogue et je rejetais avec force toute pensée qui aurait pu me distraire de ma mission. Pourtant j’allais être à la merci de signaux bien plus explicites. Un jour où les élèves étaient regroupées pour entrer en classe, alors que tout se passait normalement, je fus alerté par je ne sais quoi. Comme il était d’usage à l’époque, elles s’étaient mises en rangs sagement, trop sagement peut-être. Quelque chose d’indicible, d’impalpable, pourtant bien réel, m’avertissait. Nous communiquons avec nos semblables de toutes sortes de façons, qui vont bien au-delà d’un cinquième sens. Par quoi avais-je été inquiété, un échange de regard entre élèves, un sourire à peine esquissé, un geste imperceptible ou un silence anormal ? A moins que ce soit cette communication immatérielle que certains appellent transmission de pensée, sans doute non dénuée de fondement. Quoi qu’il en soit, il me fut tout à coup évident que je devrais affronter un plan diabolique. Je n’en connaissais pas la nature, mais le jeune professeur que j’étais compris immédiatement qu’il serait sans défense, vaincu d’avance.

La leçon débuta normalement, si ce n’est qu’Elisabeth paraissait nerveuse ; ses jambes s’agitaient fiévreusement. Je n’y prenais pas garde, jusqu’à m’apercevoir avec une sourde inquiétude que ces mouvements, en apparence désordonnés, avaient pour résultat de remonter la jupe le long de ses cuisses. La voilà maintenant qui croisait et décroisait ses jambes, faisant apparaitre à chaque mouvement un éclair blanc, dont elle me laissa finalement identifier la cause, une culotte de satin blanc rehaussé de délicates rayures ton-sur-ton. Je distinguais tout cela à mon corps défendant. Il ne fallait à aucun prix me laisser distraire de mon devoir, aussi c’est avec consternation que je vis Pauline entamer le même manège, qui s’acheva cette fois sur un sous-vêtement fleuri, hélas du plus bel effet !  Puis vint le tour de leurs trois autres camarades. C’en était trop. Je tournais résolument le dos à ces diablesses, bien décidé à les ignorer. Pourtant, il fallait bien que je m’adresse aussi à leurs camarades et, me tournant vers la salle, je ne pouvais empêcher mon regard de s’égarer furtivement vers le spectacle, à dire vrai charmant, qui m’était offert.

Et ce n’était qu’un début !

A la leçon suivante j’étais un homme averti, bien décidé à ne pas se laisser décontenancer. On verrait bien qui serait attrapé. Sans surprise, les cinq chipies étalèrent leurs dessous. Elles me montraient leurs charmes ? Eh bien tant mieux, j’en profitais ouvertement. Tout en faisant ma leçon, je laissais mon regard vaquer tranquillement sur les cuisses, les jupons et dentelles qui m’étaient offertes. J’avais pris suffisamment d’assurance pour apprécier ce spectacle sans me démonter. Elles tentaient de me pousser à bout, d’une classe à l’autre, elles changeaient de tenue, arboraient des sous-vêtements tous plus exubérants et affriolants les uns que les autres, ne reculaient pas devant des dessous franchement coquins. Peine perdue. Ma leçon suivait son cours comme si de rien n’était, même si intérieurement j’étais en ébullition.

Vint le dernier jour de classe. Avec grand soulagement, je pensais enfin être délivré. J’avais beau paraître indifférent, mes nerfs étaient à bout. Enfin cette tyrannie insidieuse allait cesser.

Hélas !

Ce jour-là le signal inaudible d’avant la classe, devenu un véritable tocsin, me disait que l’allais connaître le pire. Eh bien, que cela soit ! J’étais prêt à tout. D’ailleurs tout se passa comme prévu, du moins au début. Les cinq chipies étalaient sous mes yeux ce qu’elles croyaient devoir étaler. Comme j’en avais pris l’habitude, j’en profitais sans scrupules. J’avais prévu que cette dernière leçon serait détendue. Nous allions passer en revue, de façon interactive et vivante, tout ce que nous avions appris en cours d’année, quand tout à coup les formules que j’avais tracées au tableau se mirent à danser ; la craie me tomba des mains. Je venais de réaliser que l’impensable s’était produit. Le sous-vêtement exhibé par Elisabeth était sombre, doré pour Annette, plus foncé pour Pauline et Agnès, et avec Isabelle, oui Isabelle, il était, hélas, flamboyant ! Les garces, les chipies, les maudites, elles n’avaient rien sous leur jupe !

Après tant d’années, Maurice était encore submergé par l’émotion. Je venais de réaliser, me dit-il, qu’au fil de ces mois j’avais nourri pour Isabelle des sentiments que je refoulais. Je devais me l’avouer, cette élève que j’avais remarquée pour sa vivacité d’esprit, ses facultés de compréhension, m’émouvait. La voir maintenant nue, pire que nue, au milieu de la classe, me foudroyait. C’en était trop. Quand la sonnerie retentit comme un gong de fin de match, la classe n’était plus qu’un brouhaha qui émanait d’un épais brouillard ; j’étais effondré sur ma table, la tête entre les mains.

Enfin, c’était fini. Du moins je le croyais !

Quelques jours plus tard, à mon domicile j’avais corrigé une grosse pile de copies d’examen et, avant de les noter, je les avais étalées autour de moi sur le tapis de manière à les avoir toutes sous les yeux pour les comparer objectivement. On sonna à ma porte. J’ouvris sans méfiance. Malheureux !  Cinq diablesses ont bondi, m’ont bousculé en riant et, d’autorité, se sont assises en rond dans mon salon, sans aucun égard pour les copies. Que pouvais-je faire ? Les renvoyer, autant repousser une volée de moineaux.  Je me suis docilement assis au milieu de leur cercle. Assises en tailleur, elles avaient disposé autour d’elles les corolles de leurs jupes devenues multicolores. Des jupes qui, à l’évidence, n’allaient pas occulter très longtemps ce que je connaissais déjà. J’étais à leur merci. Nul besoin de sixième sens pour percevoir ce qu’elles attendaient de moi. Mais comment allaient-elles s’y prendre.

C’est Isabelle qui donna le signal de départ. Elle est venue sur moi à califourchon, s’est appuyée sur mes épaules pour me coucher sur le dos, a étalé avec le plus grand naturel sa robe autour de ma tête. Aussitôt je fus baigné de la chaleur et l’odeur de ses cuisses. L’odeur d’Isabelle ! Tremblant, je sentis des lèvres se plaquer sur mes lèvres. Le sexe d’Isabelle ! Son désir coulait dans ma bouche, obstruait mon nez. J’étouffais, j’étais heureux.

Je me crus heureux in instant, un court instant, car je réalisai soudain avec horreur que mon pantalon avait glissé sur mes chevilles. Je voulus me redresser vivement, mais le bâillon d’Isabelle se plaqua encore plus fermement sur moi, jusqu’à m’étouffer ; impossible de bouger. Je sentis confusément qu’une main s’emparait de mon sexe, puis ce fut comme un serrement, une légère vibration et, bizarrement, des applaudissements éclatèrent. Que signifiait tout cela ?

Quand la scène se reproduisit, je compris. JE COMPRIS ! Les furies, les garces, les monstres avaient entrepris de se déflorer en chœur, sur mon sexe ! Je me débattais désespérément, mais le joug d’Isabelle était trop lourd, de plus il annihilait mes forces. Résigné, j’abandonnais toute résistance.

Enfin Isabelle me délivra. Je regardais mon sexe : il se dressait, fier comme un coq, l’imbécile, teinté de quelques gouttes de sang. Les filles étaient parties, seule restait Isabelle qui se déshabillait tranquillement. Elle m’ôta en souriant les vêtements qui me restaient et m’attira sur elle. En la pénétrant je ressentis de nouveau une légère vibration, comme avec ses amies. J’eus une hésitation, mais Isabelle me retint. Elle n’était plus mon élève ; rien ne m’empêchait de libérer les sentiments qui me subjuguaient depuis des semaines et le désir qui me transportait. Nous avons fait l’amour, longtemps, merveilleusement. Elle a mêlé longtemps rires et gémissements. Qu’elle était belle. Son corps, son odeur, sa peau incomparable me bouleversaient ; le bonheur !

Isabelle partie, je regardais le champ de bataille, dit Maurice. Un désastre ! Les copies étaient pour la plupart froissées, quelques-unes déchirées, salies. A celles-là je mis les meilleures notes ; il ne fallait pas que les élèves, mécontents de leur notation, ne demandent à voir leur copie, comme ils en ont le droit. Après tout, leurs devoirs avaient accueilli les premiers ébats de leurs camarades, ils pouvaient en être récompensés.

Quelques années plus tard, continua Maurice, je discutais avec un ami dans la cour d’un lycée, devenu mixte, lorsqu’une jeune femme apparut, le visage empreint d’une gravité qui cachait mal une forme de joie intérieure. Ce sont là les signes d’un enseignant nouvellement promu, à la fois exalté et soucieux de la tâche qui l’attend. Elle venait vers mon ami, qu’elle semblait connaître, lorsque me voyant, surprise, elle se détourna. Ce beau regard, sérieux, avec des éclairs d’espièglerie. Isabelle ! Ce nom m’avait échappé. Oui, me répondit mon ami. Elle vient d’obtenir l’agrégation de physique.

Je regardais mon Isabelle s’éloigner, vers ses élèves, vers sa vie de femme. J’étais heureux et fier. Cette année si perturbante, si chaotique, qui me rongeait de remords, avait été en fin de compte une réussite, j’avais suscité une vocation.

 

  1. Victor Hugo, La légende des siècles.
  2. Les risques du métier, film de André Cayatte.
  3. [Maruzza] cantava ‘na canzuna senza palore. “Ma comu minchia fazzo a capiri le palore se le palore non ci sunno ?” si spio’ Gnazio strammato ». [Maruzza] chantait une chanson sans paroles. “ Mais comment diable fais-je pour comprendre les paroles si de paroles il n’y a pas ?” se demanda Gnazio très confus. In : Andrea Camilleri, Maruzza Musumeci, Sellerio editore Palermo.
  4. Le système voméro-nasal, présents chez la plupart des mammifères, est spécialisé dans la détection des phéromones, molécules véhiculant des signaux imperceptibles qui influencent le comportement, en particulier sexuel. Chez l’humain, cet organe est situé sous la surface intérieure du nez.
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