[Relu et corrigé le 13 décembre 2021]

 

Dominique, ce nom résonne en moi, alors surgissent trois ans, trois nuits, trois heures d’une forte intensité, ainsi qu’un moment de belle amitié qui aurait pu ne pas en rester là. Quatre personnes que je me plais à faire renaitre le temps de quelques pages, sans ne les situer ni dans le temps ni dans l’espace.

Dominique, une grande et belle femme, sûre d’elle, une voix claire, nette, autoritaire. D’un sens pratique développé, elle percevait immédiatement la faille de ses interlocuteurs et le disait sans détour. Dans la vie privée, c’était une remarque aimable, accompagnée d’un rire joyeux, avec peut-être un peu de condescendance que sa gentillesse gommait aussitôt. Dans la vie professionnelle, elle était implacable, ce qui l’a portée très haut dans la hiérarchie de son entreprise.

Dans l’intimité elle était tout autre. Ses grands yeux verts s’attachaient à moi, affolés, apeurés, comme implorant que je les libère de mon emprise. Loin de moi pourtant l’idée d’exercer un quelconque pouvoir ni sur elle, ni sur personne d’autre. Rencontrée dans la rue – qu’avait-elle perçu de moi, je ne sais – elle m’avait demandé, sous je ne sais quel prétexte, de venir chez elle le lendemain participer à une réunion entre amis. Je la trouvais en compagnie de ses trois meilleures amies – une « meilleure amie » peut se transformer en perfide ennemie, comme j’ai pu le constater par la suite. Nous avons joué au Mikado. J’ai parlé d’un film extraordinaire qui venait de sortir, un film d’horreur, où la terreur émanait non pas d’images terrifiantes mais, ce qui est bien plus redoutable, d’un bonheur en apparence paisible en proie à une redoutable menace confuse : Rosemary’s baby, du grand Roman Polanski. Une première amie a rapidement déclaré qu’elle devait absolument partir, puis une deuxième et enfin la troisième. Dominique m’avoua plus tard leur avoir dit « Je veux être seule avec lui ».

Nous sommes partis en voiture. J’étais sans le sou, dans une situation financière inextricable, mon salaire disparaissant aussitôt perçu. Depuis ma période d’étudiant, je roulais dans de vieilles 2CV, des « Deux-Pattes », que je rafistolais de mon mieux. Quand j’arrivais au bout de ce qui était possible avec l’une, j’essayais de trouver une autre semi-épave à remettre sur roues. J’étais vieux, j’avais 30 ans, et j’emmenais cette rayonnante jeune femme dans une vieille guimbarde. Elle dut s’assoir à l’arrière, car il n’y avait à l’avant que le « siège » du conducteur. Elle s’en amusait. « J’adore tes rides autour des yeux » m’a-t-elle dit en m’embrassant [Quelle piccole rughe intorno agli occhi ci fanno innamorare ancora di piu’ ; ces petites rides autour des yeux nous rendent encore plus amoureux – Andrea Camilleri, Donne].

Je l’ai conduite jusqu’à dans une ancienne carrière qui dominait la vallée de l’Isère, parsemée de gros blocs calcaires taillés, abandonnés, magnifiques, tels des gisants encore prisonniers de leur gangue. « Je suis fatiguée ». Elle s’est assise sur l’un d’eux, moi à côté d’elle. Une fatigue à l’évidence feinte. Elle avait suivi un parfait inconnu et la voici à sa merci dans un lieu fantomatique, qui vibrait encore d’une formidable activité après avoir été brutalement abandonné. Indécis, je regardais ses petits souliers vernis à bouts ronds, lorsque l’un d’eux est venu s’appuyer au mien.

Je me suis allongé sur la pierre. Elle a ouvert ma chemise, a caressé ma poitrine « Tu as la peau douce ; on ne te l’a jamais dit ? » puis, nerveusement, comme un air de reproche, face à un piège qu’elle voyait se refermer sur elle « J’ai envie de toi ».

Nous nous sommes revus plusieurs fois, au café, jusqu’au jour où « Si je fais l’amour avec toi, je ne pourrais plus m’en passer ».

Comment savait-elle que je la conduirai, plus exactement que je l’accompagnerai loin dans le plaisir ? Ses yeux étaient plus affolés que jamais. Puis, sèchement, « Réserve une chambre pour demain ».

Le lendemain je n’avais naturellement rien réservé. Nous avons perdu un temps précieux à errer. Pourquoi tous les hôtels étaient-ils complets ce jour-là ? Nous avons finalement abouti dans un petit village où une chambre n’était libre que pour quelques heures. J’étais confus, j’ai décliné et nous sommes revenus à la voiture. Dominique était tendue, moi penaud. Les yeux baissés, je regardais ses belles jambes, quand j’entendis « ça suffit, allons-y ! »

J’avais tant rêvé la déshabiller et voilà qu’elle était assise près de moi, sur un lit. Déjà je glissai la main le long de sa cuisse ; le frottement de son bas résille me faisait frissonner lorsque, dans un étonnant mouvement de pudeur, elle s’éclipsa derrière un paravent, malencontreusement placé là.  Ma frustration s’évanouit en voyant avec bonheur cette belle femme nue entrer dans le lit : « Je suis prête ! »

Ce jour-là j’ai découvert l’amour physique. Le père de famille que j’étais, deux fois marié, découvrait le plaisir charnel !

Le soir au restaurant Dominique était curieusement réservée « C’était bien » et, après un silence « ç’aurait pu être mille fois mieux ». Mille fois mieux ! Quelle douche ! J’avais découvert la plénitude de mon plaisir ; je devais encore apprendre à y conduire ma compagne. Fort heureusement j’étais à bonne école et je ne tardais pas à découvrir cette chose incroyable, énorme, inimaginable, le plaisir féminin.

Le plaisir féminin a été dit, merveilleusement dit, comme personne avant et personne après lui, par Andrea Camilleri. Je vais tenter d’en faire abstraction, comme un acteur, avant de représenter un grand personnage doit s’efforcer de l’oublier, et de s’oublier lui-même, faute de ne restituer qu’une pâle imitation. Sofia, nous dit Camilleri, pratiquait [avec son amant] un rite de vie qui ne concernait qu’elle. De la même façon, à ce moment-là Dominique me quittait, réfugiée dans un monde qui lui appartenait ; sa respiration était profonde, son regard serein, lointain. Puis, par moments de fulgurantes douleurs la secouaient, sa bouche se tordait, son corps était secoué de spasmes à tel point que j’hésitais à poursuivre. Se peut-il que la souffrance et la jouissance se rejoignent à ce point ? Comment ce petit bout de mon corps peut-il provoquer un tel déchaînement ?

Enfin elle se rassérénait, en apparence inerte, attentive à ce qui se passait en elle : « Tu me fais des vagues » ; comment fais-tu ? ».

Je ne faisais rien, ou si peu. J’agitais ma baguette, comme le chef d’orchestre la sienne pour qu’éclate la Cinquième ou Aida. En réalité la baguette n’y est que pour bien peu de choses (1). Les musiciens d’orchestre sont trop occupés pour se soucier du monsieur qui fait de grands gestes sur un tabouret devant eux. Ils ont inlassablement travaillé, répété, si bien que le jour de la représentation tous savent parfaitement ce qu’on attend d’eux, attentifs à y répondre. Une fois le signal de départ donné, le chef pourrait très bien attendre la fin de l’exécution les mains dans les poches. Ceux qui s’agitent à la manière d’un moulin à vent, en prenant de grands airs supposés inspirés, se moquent de nous. Ils évoluent entre garde-chiourme – gare à ceux qui ne tiennent pas le tempo – et mouche du coche. Non, décidément mon rôle n’est pas celui-là, pas plus que le piston de machine à vapeur d’un film X.

En réalité pour moi, les choses sont inversées. C’est l’instrument qui me dirige, non pas l’inverse. Andanteallegro ma non troppoallegro vivace, je ne fais que l’accompagner, jusqu’à l’annonce d’un allegro furioso où je dois donner toute l’impulsion dont je suis capable pour, le paroxysme atteint, soutenir sans mouvement intempestif, sans contretemps surtout, les éléments qui se déchaînent. Attendre le retour progressif au calme, attentif à une demande de reprise a capo.

Je ne sais rien de plus beau qu’une femme pleinement satisfaite. Je cherche inlassablement les mots pour le dire. La chair, gorgée et frémissante, se détend. Un rire monte par saccades du plus profond de ses entrailles, tourbillonne dans la gorge pour éclater en pleine bouche, s’éloigner et revenir, comme le tonnerre gronde au loin avant de s’abattre tout près. Les yeux, le corps abandonnés disent que le bonheur existe sur terre.

Dominique, issue d’une famille d’intellectuels, était très intelligente. L’intelligence est bien trop complexe pour être évaluée par un coefficient, comme on nous le donne à croire et je ne voudrais pas laisser penser que j’évalue l’intelligence de mes connaissances. Il y a autant de formes d’intelligence qu’il y a de personnes.  Disons seulement que Dominique avait des capacités intellectuelles exceptionnelles.  Hélas, comme l’albatros que ses ailes de géants empêchent de marcher [Baudelaire] elle trainait ses dons immenses comme un boulet, presque handicapée. Un zombie, elle pouvait se cogner à une porte vitrée fermé. Mal dans sa peau, déprimée, elle était peu à l’aise dans une société qui pourtant lui témoignait une grande estime amplement méritée. Elle aurait pu être un chercheur d’exception, alors qu’elle prétendait être à court d’idées. Se croire très malin quand ce n’est pas le cas est quelque peu agaçant, par contre celui qui peut tout et s’imagine ne rien pouvoir faire est proprement atterrant. J’étais furieux. Toutes mes tentatives pour changer cet état d’esprit étaient vaines.

J’avais été attiré par sa magnifique sensualité. Je ne vais pas la détailler ici ; je parlerai seulement de ses lèvres, celles du haut et celles du bas, qui se répondaient, de l’odeur chaude et enveloppante qui montait le long de son ventre. Pourtant en même temps qu’elle se donnait à moi, elle se refusait. Alors que tout annonçait une extase partagée, elle avait des mouvements de refus ahurissants. Quelle surprise, quelle frustration !

Le rapprochement intime de deux êtres, humains ou animaux, est nécessaire à la perpétuation de l’espèce mais il est foncièrement contre-nature, toujours conflictuel même si en apparence vivement souhaité. L’image du mâle qui se fait dévorer tout en fécondant consciencieusement sa mante religieuse est enfouie dans chaque homme comme le viol habite l’inconscient de toute femme.  D’où les accusations qu’on voit fleurir dans des circonstances bien souvent surprenantes, et que de malentendus quand on pense avoir atteint une sublime harmonie.

Dominique était une femme resplendissante, lumineuse, animée d’un besoin démesuré de plaire, à tous et à toutes. Il est dit qu’on ne voit pas une femme comme elle est, mais comme elle voudrait être. Elle était donc magnifique, en dépit d’une taille modeste – sa tête un peu trop grande disait que son corps avait été freiné dans son développement. Cela lui faisait un grand visage harmonieux, de longs cheveux blonds, chauds, et quelle douceur de peau ! Toujours soignée à la perfection.

Elle avait surtout, les plus beaux seins que j’aies jamais tenus dans mes mains. Des seins d’anthologie [Camilleri]. A vrai dire j’osais à peine les toucher tant mes paumes étaient rugueuses sur cette peau délicate et tant je me refusais à perturber, si peu que ce soit, ces courbes parfaites, ce chef-d’œuvre, ce miracle du créateur. Je les embrassais délicatement et m’imprégnais de leur douceur par tous mes sens, jusqu’à plus soif, satiété qu’en réalité il m’était bien difficile d’atteindre. Dominique ne me les confiait jamais très longtemps « Arrête, tu les fais gonfler ; ils ne rentreront plus dans mon soutien-gorge ! ». J’avais ainsi appris que les seins gonflent quand on les caresse. Il est vrai que le « vêtement » était minimaliste. D’autorité, elle remettait en place la fine dentelle, et moi je ne savais pas si je les préférais nus, ou ainsi délicieusement recouverts, car alors je pouvais alors les saisir pleinement, sans retenue.

Cette beauté n’était pas satisfaite par son mari. J’avais bien tenté de remédier à ce déplorable état de fait, mais la belle refusait tout moyen de protection, ce qui compliquait sérieusement les choses et, surtout, l’empêchait de s’abandonner totalement. Pourtant, là encore le créateur avait fait merveille et l’avait dotée pour atteindre des sommets inaccessibles à beaucoup de femmes – et bien entendu interdits à nous, faibles mâles. Quelle frustration, quelle tristesse, quelle injustice ! Son mari, un grand et bel homme, progressera, lui, dans le chemin de la connaissance. Un jour Simona claironnera avec fierté qu’elle en avait fait « un vrai homme » (Dominique, prends ça dans la poire, ma chérie ! Ces dames sont d’une exquise délicatesse). J’aurais pu moi aussi bénéficier de l’enseignement de Simona, car il ne faut pas hésiter d’apprendre, à tout âge, même si on croit tout savoir. Un jour où je me présentais à sa porte, en quête d’une moquette accueillante pour une amie qui serait de passage, j’arrivais en même temps que son élève. Il avait la clé, nous sommes entrés. Simona, langoureusement étendue sur son canapé, telle Madame de Récamier, lâcha un douloureux « Ah non, pas tous les deux ensemble ! ». Je fis la sourde oreille. Je chagrinais déjà ce brave garçon avec sa femme ; je ne voulus pas y ajouter sa maîtresse. Il m’en a coûté, car Simona était une plantureuse Bavaroise, aussi peu résistible qu’un grand bock de bière – de Bavière – au plus chaud de l’été.

Dominique, te souviens-tu. Nous avons fait connaissance lors d’un stage de voile sur l’étang de Thau. Tu étais une miraculée. En venant tôt le matin, avec ta mère et ta sœur, vous êtes tombées en panne sur l’autoroute. Par bonheur vous avez eu le réflexe de vous réfugier de l’autre côté de la glissière de sécurité, à temps, avant qu’un camion fou ne pulvérise votre voiture. J’ai moi-même été près de perdre la vie lors de ce même stage, du fait de mon gilet dit « de sauvetage » (2). Je montais pour la première fois à bord d’un dériveur, emporté par un violent mistral arrière. Une maladresse de mon co-équipier a provoqué un empannage si bien que, en balayant violemment le pont, la baume m’a frappé au front avec une force inouïe. J’ai probablement été assommé, puis réveillé par l’eau car nous avions bien sûr dessalé. Sans n’avoir rien vu venir, je me retrouvais prisonnier sous le dôme que formait la grand-voile qui s’enfonçait lentement tandis que mon gilet me poussait irrésistiblement vers le haut. Privé d’air, je dus faire appel à tout mon sang froid et à toutes mes forces, dominant l’impérieux réflexe de remonter, pour plonger vers le fond et me dégager de cette nasse.

Fort heureusement, je ne tardais pas à acquérir assez de technique pour profiter pleinement de ce beau plan d’eau, du vent, des balades dans les parcs à huitres, des formidables bordées au grand largue.

Et puis il y avait toi, Dominique. Tu étais belle, tu l’es toujours bien sûr, dynamique, enjouée. Je peux te l’avouer maintenant, je ne perdais pas une occasion de t’admirer, te regarder marcher, parler, ajuster d’une main experte le gréement de ton dériveur. J’ai une image devant les yeux : Dominique, debout dans un beau maillot deux-pièces d’un vert lumineux sur une peau dorée, tu tenais fermement la pointe de son bateau. Le mistral faisait furieusement claquer la voile. Tu souriais, le laissais te caresser, heureuse de savoir que tu allais bientôt dompter cet être impétueux ; il allait t’emporter où, toi, tu déciderais d’aller.

Le dernier soir, nous nous sommes promenés sur le port. Les amis marchaient derrière, nous étions seuls. La jetée était faite de grandes plaques de béton, « Regarde, je ne mets jamais les pieds sur la séparation des dalles » m’as-tu dit, et d’autres choses du même genre, des choses que l’on dit quand nul n’est besoin de dire des choses importantes.

Tu m’as laissé ton adresse. Je connaissais bien ta rue, j’avais habité longtemps dans ta ville et dans ton quartier. Je ne t’ai pas écrit, je ne suis pas allé te voir. Le mistral avait fait place au vent d’Est, le vent porteur de pluie et de tempête à Marseille.

Dominique, une femme d’une grande intelligence, bien dans sa vie et dans la société, active, enjouée, avec un corps superbe, une peau si douce, des seins d’anthologie, une sensualité lumineuse, une sexualité exubérante. La femme idéale. Elle existe, je l’ai rencontrée.

  1.  1. Il ragazzo non era che un oggetto indispensabile e nient’altro [Le garçon n’était qu’un objet indispensable et rien d’autre]. Camilleri, Sofia in Donne.
  2. Les dispositifs de sécurité sont quelquefois cause d’accidents mortels. Ainsi Claude François a été victime de la réglementation qui impose de relier la bonde des baignoires à la terre, en faisant de potentielles chaises électriques, ce qui s’est vérifié.