Catherine, un nom qui évoque des femmes remarquables et de grandes reines. Pour moi, ce sont trois belles rencontres que je me plais à évoquer ici.

Catherine

Je venais d’atterrir à Athènes, en route vers un congrès scientifique qui allait se tenir à Patras. Au départ de la navette pour la ville, un contrôleur me demanda un billet que j’avais bien acheté, mais où avais-je pu le mettre ? J’avais prévu de suivre le chemin des écoliers et je m’étais équipé en conséquence, un sac à dos pour le matériel de bivouac et, au-dessus, un sac de voyage avec des vêtements plus conformes aux usages en vigueur dans une réunion scientifique. Une profusion de poches, donc, que j’entrepris de fouiller, vainement, sous l’œil de plus en plus suspicieux du préposé. Je me réjouissais d’avoir posé le pied sur le sol grec, bien qu’ici soigneusement bituminé, et voilà que j’allais m’attirer je ne sais quels ennuis pour une poignée de drachmes dont je n’avais cure. C’est alors que je sentis une main se glisser dans la poche arrière de mon pantalon. Faisant mine de poursuivre mon exploration, j’y plongeai la main à mon tour et ramenais un billet qui, par chance, répondit à l’attente de mon cerbère et me libéra d’un coup la voie vers Athènes. La main secourable appartenait à une jeune Belge, elle-même appartenant à un groupe de jeunes, Belges eux aussi.

A l’arrivée, je remerciais chaleureusement ma bienfaitrice et m’éloignais. C’est alors que je fus soudain désemparé. De cette ville mythique je ne voyais rien que de très banal, avec un grouillement de touristes comme autant de papiers gras, irrespectueux de ce qu’ils prétendent admirer et semant à tous vents un vague anglais soigneusement casé au départ dans leurs valises, un baise-en-ville destiné à faire face à toutes les situations : ouère is, biir, vater, toïletts … Dans mon désarroi, je ne réalisais pas que j’étais en réalité en terrain familier, baigné de la langue grecque dont je pouvais déchiffrer l’essentiel pour l’avoir côtoyée dans mes travaux.

Noyé dans un verre d’eau, je fus ramené sur la terre ferme par de grands signes amicaux. C’étaient mes Belges, installés autour d’une grande table ombragée garnie de boissons fraiches, ravis de réaliser un rêve qu’ils caressaient depuis longtemps : visiter les îles grecques. Naturellement ils me convièrent chaleureusement à les accompagner. J’hésitais. J’avais d’un côté une salle sombre où seront projetés graphiques ou autres choses somniférantes et où de chers collègues me salueront confraternellement, comme les mafieux s’embrassent sans que l’on sache qui s’apprête à tuer qui. Je devais pourtant y aller pour présenter mon travail donc justifier mon salaire. D’un autre côté, comment résister à un chant de sirènes qui pour être belges n’en étaient pas moins terriblement envoutantes ?

L’île la plus proche, Egine, n’est qu’à quelques heures du Pirée. Je pouvais y aller et revenir le lendemain ; je n’aurais donc qu’un jour de retard à Patras. Il en fut décidé ainsi.

Sur le bateau, la main secourable se tenait près de moi avec, non loin de nous, son amie Catherine qui avait ma préférence. Je le fis savoir et la permutation se fit sans difficulté. Dans l’île, nous avons établi notre campement sous des pistachiers. Je découvrais la beauté des pistaches en grappes lâches dans leur gaine rosée, faisant à distance comme une brume délicatement teintée. Je connaissais les pistachiers des calanques de Marseille, le Lentisque et le Térébinthe, de modestes arbustes portant de bien timides fruits, sans commune mesure avec ce qui, ici comme dans tout le Moyen-Orient, est un fruit royal. Tandis que nous étalions nos duvets sous cette belle ramure, Catherine me fit constater avec insistance que ses cuisses belges allaient avoir bien besoin du soleil de Grèce pour se distinguer de la culotte blanche.

Nous avons dîné sur le port. Chez nous, les petits ports méditerranéens ont certes beaucoup de charme, mais les grecs sont tout autre, avec la douceur incomparable des soirées, les barques blanches soulignées de bleu tout comme les maisons qui s’étagent autour, les personnes assises çà et là ou attablées, heureuses de leurs assiettes et dans leurs verres le retsina – l’authentique, rien à voir avec ce qu’on peut trouver en France – heureuses du soleil de la journée et du soir qui tombe. Quand je l’ai connu, le port de Cassis (1) ressemblait à cela. J’y prenais le petit-déjeuner avec bonheur, dans un calme absolu, que le débarquement des petits bateaux de pêche et le cri lancinant des gabians – les goélands – mettait en valeur. Un Eden englouti par les marées de touriste, aussi je me fis la promesse de revenir chaque année dans le paradis préservé des iles grecques, promesse jamais tenue, hélas !

Au retour, nous nous sommes arrêtés dans un cinéma de plein air. Inutile de parler du film, je pensais seulement qu’il faisait bon, que la soirée était belle, que mon bras nu s’appuyait au bras nu de Catherine. Quelqu’un du groupe vint nous appeler à un bal, lui aussi en plein air. Catherine serrée à moi, nous avons dansé longtemps. J’aurais aimé sentir ses seins contre ma poitrine mais, modestes et distants, ils ne m’effleuraient pas ; déception.

Sur le chemin de retour, longtemps après les autres, alors que nous marchions langoureusement au bord de mer, elle me refusa son baiser ; nouvelle et cruelle déception. Au campement, ses amis avaient eu la délicatesse de réuni notre matériel un peu à l’écart. Catherine s’est déshabillée rapidement pour se réfugier prestement dans son duvet, comme le Bernard l’Hermite enfouit en un éclair son fragile abdomen dans une coquille vide. Son visage près du sien, je sentais son désir. « Je n’ai pas envie que tu me touches » me dit-elle avec une mauvaise foi évidente, confirmée par l’air torride émanant de son duvet. Au moins aurais-je un petit baiser ? Non, même pas ! Il fallut dormir. Je remerciais la douceur de la nuit qui atténuerait la tension émanant de ma voisine.

Au petit matin une dame en noir vint sans bruit récolter les pistaches prêtes à être cueillies. Quel contraste entre cette brave dame qui devait travailler aux champs, malgré son âge, et nous qui nous prélassions sous son gagne-pain.

Pour les amis nous étions déjà, Catherine et moi, un couple constitué. Ils nous ont accompagnés au port pour mon retour à Athènes. Catherine marchait à mes côtés, radieuse. J’ai gardé une image : un visage fier, une barrette bleue dans des cheveux courts, noirs.

Elle m’a laissé son adresse à Bruxelles et nous avons échangé nos promesses, moi de lui écrire et elle de venir à Marseille. Fermement décidé à tenir mon engagement, je lui ai bien écrit mais, dans l’agitation du congrès, je n’ai pas eu le loisir d’acheter un timbre-poste. La lettre n’est pas partie ; Catherine n’est pas venue.

Dans le bus qui me conduisit à Patras, je pris une des dernières places disponibles, à côté d’une jeune fille. L’espace était restreint ; je ne pouvais gagner ma place sans un contact appuyé sur ses jambes, nues comme les miennes. Je n’y voyais aucun inconvénient, elle non plus apparemment puisqu’après le départ sa cuisse vint s’appuyer à la mienne. La moindre des choses aurait été que j’engage la conversation, dans une langue ou dans une autre, ou par gestes. J’aurais pu y gagner un voyage agréable. Pourquoi n’ai-je rien fait, rien dit ? Elle a finalement retiré sa cuisse et le voyage est devenu morne, mis à part un arrêt au pont qui enjambe le canal de Corinthe. Quelle merveille que cette énorme entaille comme faite au couteau, un couteau de géant, bien entendu, avec tout au fond un ruban miroitant.

Caterina

L’accueil au congrès était assuré par une déesse descendue tout exprès de l’Olympe ; les organisateurs avaient bien fait les choses ! Seul petit, bien léger problème, sur les pentes de l’Olympe on parle officiellement le grec et aucun cours de langue étrangère n’est dispensé. Sur la poitrine de ma déesse (ici petit nuage …) était épinglé un nom que j’ignorais figurer dans la mythologie grecque : Caterina. Les formalités d’inscription furent donc quelque peu laborieuses. J’aurais aimé qu’elles le soient bien plus encore et puissent durer quarante jours, quarante nuits (ici autre petit nuage …). Au lieu de cela ce fut hélas très rapide, à moins que je n’aie grandement déformé l’espace-temps et sous-évalué celui passé avec cette délicieuse créature.

Je la retrouvais à la soirée de clôture du congrès, dans un lieu que je reverrais peut-être un jour, au cas – improbable il est vrai – où je serais appelé Là-Haut. L’air était si doux, Caterina si belle. Je le découvris, on entend au paradis une musique « qui vous remue les os » diraient certains, ou les tripes, comme vous voulez. Elle nous emporta. Nous avons dansé, une danse endiablée, désarticulée, folle, insensée. Tout tournait, tout virevoltait autour de moi, je ne voyais plus rien, le temps n’existait plus ; le nuage dont je rêvais m’avait enveloppé, un nuage peuplé d’une seule créature, Caterina.

J’étais drogué, plus exactement auto-drogué. Dans les moments de grande douleur ou de grande exaltation, notre cerveau secrète des substances appelées endorphines qui agissent comme de la morphine. Ce n’est pas un hasard si les opiacés ont cet effet sur nous, car ils ont précisément la propriété de se substituer aux nôtres. Pour les plantes qui les produisent, c’est un moyen de défense : l’animal qui les broute, une fois drogué, ne pense plus à manger.

Tout a une fin. La musique s’arrêta et Caterina rejoignit ses amis. Elle vint me dire qu’ils allaient sur la plage pour faire, je ne compris pas bien quoi. J’étais encore dans mon nuage, alors Caterina, un peu irritée, me dit en français « chansons ». Des chanteurs grecs, sur une plage grecque, un soir d’été grec, avec une merveilleuse beauté grecque, quel bonheur aurait été de me joindre à eux, mais je craignais de n’être que le vilain petit canard. Je la laissai s’éloigner, bien tristement.

Le jour du départ, je fus tenté de lui demander de me servir de guide pour visiter Athènes. Nous n’avions aucune langue en commun, mais qu’importe. Elle aurait certainement trouvé mille moyens de me vanter les beautés de sa ville et ses monuments, et j’aurais trouvé mille façons d’exprimer mon admiration pour la Grèce en général et les Grecques en particulier. Malheureusement, j’étais en compagnie d’une collègue qui semblait fermement décidée me marquer à la culotte, comme on dit dans le milieu footballistique. Las, le rêve d’Athènes s’évanouit et bien tristement je laissais ma déesse retourner chez les Dieux.

Dans le bus de retour vers Athènes, ma collègue ne m’avait pas lâché et avait pris place à côté de moi. Elle était très fâchée contre un mari dont elle avait attendu en vain la visite alors que, pilote de ligne, il avait toute possibilité de venir. Je craignais la suite du discours, qui ne se fit pas attendre : « Je te plais ?». A l’évidence, elle entendait se venger de son goujat d’époux. Que dire ? Répondre « oui » m’était impossible, J’avais l’esprit bien trop occupé par la douce, la délicieuse, la merveilleuse, l’unique Caterina. Malheureusement, quoi que je puisse faire ou dire, il était écrit que je ne pourrais pas échapper à un plan diabolique où un rôle central m’était assigné, comme instrument de vengeance.

Me voici de retour à Egine, avec un couple de collègues, immanquablement suivis par l’épouse vengeresse. Nous avons fait de la planche à voile. Ce fut très agréable et facile car, loin de Gibraltar et de l’arrivée des eaux de l’Atlantique, la Méditerranée est plus salée, donc bien plus portante. Le soir, après le délicieux repas pris de nouveau sur ce merveilleux port, nous avons loué deux chambres dans un petit hôtel. J’étais avec, devinez qui, dans une immense chambre meublée de deux lits situés à une distance respectable l’un de l’autre, distance aussitôt franchie par celle qui était fermement décidé à mettre son plan à exécution.

J’aurais volontiers aidé cette dame dans son entreprise contre son mufle de mari, car elle m’était sympathique, à condition toutefois d’être maître in fine de la situation, ce qui n’était pas le cas ; aucune partie de mon corps ne voulut me suivre dans l’accomplissement de ce noble dessein. Le nuage qui nous enveloppait, Caterina et moi, ne s’était pas dissipé. Il n’y eut donc pas de combat, faute de combattant.

Cathy

J’avais rencontré Cathy dans un lieu hautement improbable. Imaginez, un hôtel de luxe désaffecté et squatté par une joyeuse bande d’esthètes homosexuels. L’hôtel avait été construit dans une zone industrielle à laquelle de grands technocrates de l’aménagement du territoire promettaient un essor fulgurant, qui ne se produisit pas. Le bâtiment fut abandonné et laissé à ceux qui promettaient d’en assurer la garde.

Les appartements, ou plutôt les suites, sur deux étages, étaient disposées autour d’un grand espace central, lieu de rencontres et d’interminables discussions où ces distingués amateurs d’art échangeaient des points de vue apparemment inconciliables sur la présentation des peintures, l’encadrement et  autres sujets de la plus grande importance, le tout exacerbé par une sensibilité à fleur de peau et baignant une voix de ténor provenant de la cuisine où officiait le « chef », torse nu, encadré de deux mignons.

Improbable, je vous dis !

J’appris par la suite que j’avais été jaugé dès mon arrivé et déclaré indemne de la moindre tendance homosexuelle, donc inconsommable et à l’abri de toute tentative inopportune.

Pour subsister, ces messieurs avaient imaginé de dispenser des cours jusqu’au niveau bac à des élèves bien hypothétiques car autour ce n’était que désert, à l’exception toutefois de quelques grandes industries, dont les patrons et hauts cadres trouvaient plus commode d’envoyer leurs enfants à cette « école » proche plutôt qu’à la ville lointaine. Sans compter que la discipline et la volonté l’intégration n’étaient pas le fort des enfants de ces familles aisées. Cette grande école (par la taille des bâtiments), hors du temps, hors des normes, avec sa poignée d’élèves, son « encadrement » particulier, son environnement qui évoquait le luxe, leur convenait parfaitement.  Le « personnel enseignant » était très compétent dans le domaine artistique, beaucoup moins par contre dans les matières dures.  Pour pallier à ce manque, j’avais été recruté pour dispenser – bénévolement – des cours de physique-chimie. En réalité j’avais une seule élève de terminale, avec qui je venais passer quelques heures par semaine pour tenter de la préparer au bac, en complétant un enseignement qu’elle avait reçu je ne sais où, avec quelque succès comme j’ai pu le constater.

Egarées parmi ces messieurs se trouvaient deux ou trois filles. Un jour à table l’un des garçons déclara, fier de son annonce : « Cette nuit j’ai couché avec Anny ». La stupeur fut totale ; les fourchettes restèrent suspendues dans leur trajectoire vers des bouches figées. Je réalisais alors quel pouvait être le ressenti de ces demoiselles au milieu de beaux garçons, dont la grande gentillesse à leur égard ne faisait qu’ajouter à leur frustration. Je soupçonnais Anny d’avoir, n’y tenant plus, littéralement violé celui se vantait de l’avoir possédée, fort heureusement sans aucun dommage, ni physique, ni moral.

Il y avait aussi Cathy. Je l’avais remarquée alors qu’elle jouait au tennis de table pendant que j’enseignais à mon élève les lois de la dissociation de l’eau. Une fille qui ne passait pas inaperçue. Un corps souple et harmonieux, des gestes élégants. Un soir, lors d’une de ces interminables discussions entre gens de Haute Culture, son pied vint s’appuyer au mien. J’en fus ravi, mais il y avait un hic : j’avais entrepris précisément à ce moment-là d’initier la délicieuse Caroline aux charmes de la littérature française et je devais en fin de soirée lui présenter quelques livres choisis pour elle. Ce n’était pas tout à fait sans arrière-pensée, toutefois avec prudence, car elle était bien jeunette.

Ma leçon de littérature terminée, Caroline m’avait gratifié d’un délicat baiser sur la joue, avant de disparaitre. Je restais seul, chacun ayant entretemps regagné sa suite.  J’éprouvais alors le grand besoin de partager avec Cathy l’émotion qu’avait suscité en moi ma fraîche élève. Je frappai à sa porte et, comme personne ne songeait à tourner le verrou, je pénétrais dans l’entrée.

– Qui est-ce ?

Dans la chambre, Cathy a surgi de sous ses couvertures, nue, et s’est jetée sur moi [Daniel Balavoine, Que les filles soient nues, qu’elles se jettent sur moi… ].

Cette nuit-là, Cathy et moi fumes guéris de bien des frustrations, pour un grand plaisir partagé.

 

  1. Prononcer Cassi, le « i » suspendu, non pas Cassiss, à moins d’être un Parisien indécrottable.

Relu et corrigé le 30 décembre 2021

0 réponses

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *