Elle a été déchirée lentement, méthodiquement et les morceaux, timbres-poste abandonnés, orphelins de papier, font une interminable file, à la queue-leu-leu en suivant l’allée du « château ». Frêles canetons nageant de toutes leurs jeunes forces, ballottés dans le sillage de leur mère, ils se pressent les uns derrière les autres, cahotant au gré des feuilles mortes et des brindilles éparses, en une farandole un peu ivre.

Quelques-uns, ô pas beaucoup, heureusement, ont tournoyé dans leur chute et se sont enfouis sous les buissons de coronille. II y en a, ils ne peuvent jamais faire comme les autres !

Certains sont tombés face contre terre et montrent leurs fesses blanches. Les autres laissent voir leur ventre, couvert d’une fine écriture bleue. De l’encre : une chance qu’il n’ait pas plu.

…le temps est magnifiq… 

 ...a sœur n’est pas venue…

Il serait possible de la lire entièrement, en se baissant à chaque pas, pour recueillir une à une, patiemment, les minuscules missives.

…mis ma robe blanch…

Une femme, je le savais : l’encre bleue, et cette écriture minutieuse et soignée. La résidence universitaire est tout près de là. A n’en pas douter, la lettre a été reçue dans le bâtiment D, celui des filles. Sa destinataire l’a lue, assise certainement sur les marches de l’entrée puis, chagrin, colère ou déception, l’a lentement déchiquetée et dispersée dans le parc. Ou bien l’a-t-elle détruite au fur et à mesure de sa lecture ?

…en pensez-vous ?

 …j’aurais souhaité que… 

 …voiture d’Annie…

 …nous avons dîné hi …

Bien anodin, tout cela. Les petits papiers poursuivent leur route. Ils flânent le long des chênes, s’enfuient le long du sentier qui traverse la pelouse, reviennent s’attarder sous les grands cèdres. L’interminable colonne s’étire encore, et encore. Je la suis machinalement, en prélevant de temps à autre un fragment de la belle arabesque bleue qui, décidément, m’émeut.

…elle m’a dit que la …

Combien de feuillets, une dizaine ? Beaucoup plus, assurément. Mais pourquoi diable cette lettre a-t-elle été pareillement réduite en miettes ?

… soir j’ai voulu…

Tant de mots, pour ne rien dire ! Pour ne rien dire, vraiment ? Les mots, ceux de tous les jours, ceux qui ne veulent rien dire, il suffit de les aligner les uns à la suite des autres, bien réguliers et bien serrés, ou pas réguliers du tout, ni serrés, et ils se mettent à parler. Ce qu’ils disent, par contre, il n’est pas toujours facile de le savoir. Ce peut être un langage codé ; il faut parfois en avoir la clef. Ici pas de code, cette femme on sait très bien ce qu’elle voulait dire : toutes ces pages, tous ces mots pour un seul, je t’aime.

Mais à qui cette lettre s’adressait-elle ?

La plume bleue avait couru longtemps, comme on ne cesse de parler quand on n’ose se taire, pour contenir ce mot qui s’obstine et revient avec force, ce mot si beau et si effrayant, qui tient à sa merci une vie entière. Il a bien fallu, pourtant, que la plume se relève, que le silence s’installe et avec lui l’attente de la réponse tant espérée et si redoutée.

Quelques larmes troublent, çà et là, le tracé régulier des mots ; des gouttes de rosée en fait.

C’est fini. La file s’arrête là. Quelques pas plus loin apparaît l’enveloppe, de gros morceaux brunâtres, qu’on peut lire sans se baisser.

Monsieur Jean-Marc …

Le destinataire, un homme, je l’avais bien pensé. Soudain je m’immobilise, car le dernier fragment porte de terribles stigmates noirs :

N’habite pas à l’adresse indiquée

Retour à l’envoyeur

Les tampons de l’administration ont martelé la lettre d’amour qui n’osait pas dire son nom. Ils se sont abattus sur elle avec une telle force, et avec un tel fracas, que le monde a basculé dans la tête d’une timide jeune fille qui maniait une si jolie plume bleue. Il est parti sans laisser d’adresse, emportant avec lui toute espérance. Ironie cruelle, cette lettre, qu’elle avait chargée de toute son attente, est revenue entre ses mains, lugubre boomerang, pour la frapper de plein fouet. Alors elle la déchiquète, froidement, posément, pour bien se persuader qu’il n’y a plus d’espoir. Chaque morceau détaché est un lambeau de son rêve. En se retournant, elle peut voir la longue procession des éclats de son existence à peine entrevue et déjà brisée.

Ils sont encore là, ces fragiles vestiges d’un bonheur incertain, mais pour bien peu de temps encore. Et la mer efface sur le sable … ici, c’est le vent d’Est porteur de pluie qui, dans peu de temps, aura fait son œuvre ; de l’espoir de cette femme il ne restera plus rien.

Devant moi les allées sont vides, désormais, ternes et sans vie en cette saison. Les grands chênes eux-mêmes sont nus, pour avoir perdu l’opulente et rousse tignasse qui longtemps s’est accrochée à leurs branches. Le parc du campus et toute la garrigue qui l’entoure vivent au ralenti, dans l’attente du défilé qui débutera bientôt. Quand le printemps s’avancera, apparaitront à leur tour, comme autant de vedettes surgies des coulisses, tout d’abord le flamboyant amandier qui projettera dans la colline de grandes gerbes blanches, tandis que la timide Viorne Tin se contentera de garnir son épais feuillage sombre de discrètes ombelles immaculées. Puis viendra la vedette, l’Arbre de Judée. On pressentira sa venue fin mars, lorsque les bourgeons naissants sur des branches en apparence desséchées feront comme une brume colorée, avant que ne s’épanouissent toutes les nuances du rose et du pourpre. En juin ce sera l’éclatant jaune d’or des buissons de Spartium, qui bordera les tapis de coquelicots, sans oublier le corps de ballet, Orchidées, Coronilles, Aphyllantes, Asphodèles. Le Ciste blanc, le bien mal nommé, couvrira la colline de bouquets de pétales roses, fripés comme les ailes d’un papillon au sortir de la chrysalide. Avec toutes leurs compagnes, imposantes, épanouies sous le ciel bleu, ou modestes et enfouies dans l’herbe, toutes resplendissantes et fières, elles envahiront collines et prairies, sous-bois et talus, sable et rocaille.

Dans le Midi, comme disent les Parisiens, il y a quarante jours d’hiver pratiquement sans fleurs. Pas de chance, c’est en ce moment. Le vent d’Est se lève. Il n’y a plus rien à faire ici. Il va pleuvoir, je rentre.

Inutile de dire qu’une telle histoire ne s’invente pas.

1 réponse
  1. generic cialis online europe dit :

    Today, I went to the beach front with my children. I found a sea shell and gave it to my 4 year old daughter and said « You can hear the ocean if you put this to your ear. » She put the shell to her ear
    and screamed. There was a hermit crab inside and it
    pinched her ear. She never wants to go back!
    LoL I know this is completely off topic but
    I had to tell someone!

    Répondre

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