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A l’image de Catherine, Jules et Jules, nous étions trois êtres en harmonie, heureux de partager le même quotidien, la même confiance dans l’avenir. Deux hommes habités du désir de la même femme, qui nous désirait tous deux. Désir partagé sans une ombre de jalousie. Nous étions interchangeables, dans un appartement qui s’y prêtait à la perfection. Les pièces étaient en enfilade, si bien que nous devions constamment traverser nos chambres respectives, que nous allions jusqu’à interchanger. Pourquoi ne suis-je pas allé au bout de mon désir, de leur désir ?

Ceci est le film que je me passais. La réalité est un peu, si peu, différente. Maintenant, giunto al finire della mia vita di pescatore (1) je me dois de ne plus m’illusionner et de revenir au film – le vrai – de ma vie, ou plutôt de notre vie réelle, Jules et moi. Oui, c’est de Jules qu’il s’agit. Faire un film dans sa tête, c’est comme faire un film pour de vrai. C’est fouiller dans un tas de choses éparses, des photos et des prises de vues pêle-mêles, des souvenirs anciens ou plus récents, des lettres bien conservées et d’autres reparues on ne sait d’où et mettre bout à bout ce fatras dans le bon ordre. Alors, seulement alors, le film prend corps, une histoire se déroule sous nos yeux, tout un monde qui s’anime, des situations que l’on pensait anodines qui prennent une tournure inattendue, des personnalités que l’on croyait cerner et qui se révèlent tout autres.

C’est je crois Orson Wells qui, de peur d’être dépossédé de son film par le producteur, ne prenait pas le clap de début si bien que, sans repères, il était le seul à pouvoir exploiter ses prises. Dans ma tête, certaines prises ont un clap, d’autres pas. Néanmoins mon film commence à s’ébaucher et voilà qu’une vie apparait ; elle est bien la mienne, pourtant je ne la soupçonnais pas. Les premières scènes nous montrent au collège, Jules et moi. Nous sommes en seconde, je crois. Je suis seul, comme d’habitude, rien d’étonnant à cela, par contre lui est très entouré d’amis, d’admirateurs plutôt. Il n’a pourtant rien d’un bonimenteur de foire, bien au contraire, parle d’une voix égale, ne dit rien que de très ordinaire. Oui, c’est vrai, il a réfléchi à tout, a une opinion sur tout. S’il est ainsi entouré c’est qu’il a le don de capter l’attention, le talent de parler à tous en donnant à chacun le sentiment de ne s’adresser qu’à lui. Tiens – comme c’est bizarre ! – la scène que je vois n’est pas celle que j’ai vécue. Mon film montre clairement chez Jules, au centre de son cercle d’amis-auditeurs-admirateurs, une volonté non pas d’être admiré, mais bien plutôt de dominer.

Oui, ce bon copain respirait l’amitié franche et sincère, tout en adressant des piques à l’un, un sourire moqueur à l’autre, un ricanement à un troisième, le tout avec la plus grande gentillesse, cela va sans dire. Je le vois maintenant, un chef. Il avait sur tout un avis qu’il argumentait de manière péremptoire et la moindre contestation était poursuivie avec opiniâtreté jusqu’à ses derniers retranchements. Un chef qui ne pardonnait rien, avec un tel naturel qu’il n’y paraissait pas. Il se moquait vertement de mes défauts d’élocution : « On ne comprend rien à ce que tu dis, comme d’habitude », parmi d’autres brimades verbales. Recherchait-il par là un ascendant sur moi, oui, à n’en pas douter. Peine perdue ; il n’est pas né celui que je pourrais autoriser à le faire. Obéir à des supérieurs hiérarchiques est une chose, subir une influence morale en est une autre. Inutile de chercher à se rebeller, ce serait déjà donner prise. La meilleure défense contre une tentative de cet ordre est l’indifférence : désamorcer par inertie.

Mon habitude, puisqu’il s’agit de cela, est de prendre ce qui m’intéresse et négliger le reste. Chez Jules, ce qui m’intéressait était pléthore. Il lisait énormément. Dans sa chambre les livres s’accumulaient, qu’il ouvrait dans le désordre sans en terminer aucun, ce qui me laissait perplexe. Des romans, contre l’avis de son père qui leur faisait la guerre – pourquoi, je l’ignorais – mais pas seulement. Beaucoup étaient à connotation sociale, voire franchement politique, comme Le Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler, où je découvris le communisme, comme doctrine et comme machine à broyer.

Je découvris le communisme, sans réellement le comprendre, comme une poule découvre un couteau. Attention : ne croyez surtout pas qu’une poule soit stupide, ni aucun oiseau. On parle de cervelle d’oiseau comme parangon de stupidité ; c’est cette expression qui est stupide et non pas l’oiseau. Parmi les animaux les plus intelligents figure le corbeau. En réalité le fils d’ouvrier que j’étais ne découvrait pas réellement le communisme, plutôt avec Jules le voyait sous un jour nouveau, jour lumineux aussi bien que jour sinistre. J’eus plus tard l’opportunité de le voir avec encore un autre éclairage, celui d’intellectuels qui préparent la révolution confortablement installés dans leurs fauteuils, en se gargarisant de mots. Décidément, je n’accrochais pas.

Jules et moi étions aux antipodes l’un de l’autre ; non dans deux mondes différents. Il était français de France, dans une famille dynamique où, du matin au soir chacun s’activait, pour s’assembler au moment des repas autour d’une grande table, lieu de discussions, d’échanges, de frictions aussi parfois. Pour moi, fils d’émigré, j’étais l’ainé d’une fratrie d’écoliers, dont les bavardages autour d’une petite table de formica étaient réfrénés par un père qui tentait de goûter un moment de repos après le travail. Jules pouvait rencontrer régulièrement ses proches des environs, tandis que les miens étaient hors d’atteinte, sauf rares exceptions et au prix d’un interminable voyage. Il avait accès à des journaux et à la télévision, alors que chez nous le monde extérieur ne s’introduisait que via un poste radio exclusivement dédié à des opérettes que le père écoutait sans se lasser les dimanches après-midi. L’aria est aux Italiens la baguette de pain des Français.

Mon film continue de tourner, au ralenti. Dans un plan-séquence nous sommes assis-couchés dans un pré, au printemps. L’herbe est haute et tendre. Jules parle et un monde nouveau se déroule devant mes yeux, un monde qui se nomme Léo Ferré, Brassens, Guinsbarre et bien d’autres. Jules parle, puis voilà qu’il me saute dessus, sans prévenir. Ce n’est pas la première fois. Il veut se battre, alors je dois me défendre. Nous roulons dans l’herbe, basculons dans un fossé, par chance sans eau. Je suis plus grand et plus fort que lui ; je pourrais facilement le dominer, mais faute de le vouloir, je ne peux que subir, d’autant plus qu’il se débat comme un diable. Ce petit jeu, pour lui mais pas pour moi, pourrait durer longtemps si je ne savais comment y mettre fin, fort heureusement. Il a dans une main ce qu’il appelle un kyste, douloureux. Un vrai bouton-poussoir pour mettre fin au combat. Je l’écrase et Jules hurle de douleur « Mon kyste, aie mon kyste ! » et la lutte cesse.

Au cinéma, pour bien apprécier le jeu des acteurs, il faut couper le son, de manière à ne pas être distrait. C’est ce que je fais, même si la séquence est pratiquement sans paroles. Je vois deux jeunes gens enlacés rouler dans l’herbe. Je le sais parfaitement, et les images le montrent clairement, pour l’un des deux ce n’est qu’un jeu sans importance ; son manque de conviction le trahit. Pour l’autre, ce n’est pas aussi sûr. Alors, jeu sexuel ? Oui, à n’en pas douter. La distanciation qu’apporte l’image l’établit clairement.

On parle d’amour physique pour les relations sexuelles, alors qu’il n’y a d’amour que physique. L’amour est surtout, avant tout contact. Cela commence par un attrait, une séduction, ce qui signifie aspiration à un contact. La séduction, ce n’est pas seulement un visage, un regard ou des mains, c’est tout le corps qui parle. Langage muet que l’on perçoit par son propre corps. « Tes bras sont de la musique » me disait une amie, et qu’est-ce que la musique si ce n’est une vibration, vibration de l’air et vibration des sens. Oui, c’est bien cette musique que jules voulait entendre, cette vibration qu’il voulait ressentir par son propre corps. Un homme peut le dire à une femme : Je veux sentir ton corps. Pour un autre homme c’est moins simple, alors restent les moyens détournés, comme la lutte.

Je ne l’avais pas perçu. Il faut dire que je n’imaginais pas, je n’imagine toujours pas de contact étroit autrement qu’avec une créature féminine. Pourtant rien ne ressemble plus à une femme qu’un homme. Nous ne sommes pas éthérés, le scientifique que je suis se plait à rechercher les rouages de chair et de sang qui actionnent la machine amoureuse. Les hormones, homme et femme possèdent les mêmes, dans des proportions différentes il est vrai, une petite différence qui fait toute la différence. Tout cela est bien connu. Les hormones sont des objets concrets, des molécules dont on sait très bien quels effets ils peuvent avoir sur l’organisme. Pourtant, dans la relation amoureuse il est un domaine où aucune molécule, aucun élément matériel intervient, c’est le besoin de contact physique. Un appel immatériel vers un contact matériel.

Le besoin de contact physique, le désir de toucher l’autre, est nécessaire à la vie sociale, pour maintenir les liens à l’intérieur d’une communauté et, bien entendu, pour la reproduction. Pour comprendre cet élan il faut aller dans cette jungle inextricable qu’est le cerveau. Mais comment rechercher la cause concrète, physiologique, d’un simple besoin qui est par essence immatériel ? David Keller de l’université de Budapest l’a réalisé. Il a montré, grâce à un travail d’une remarquable précision, que dans une zone du cerveau appelé hypothalamus certains neurones s’activent quand, et seulement quand, des rats établissent de « gentils » contacts entre eux. Inversement, la stimulation de ces neurones amène les animaux à se rapprocher les uns des autres et à se lécher, alors que les autres types d’interaction, comme le reniflement, ne sont pas affectés. Autrement dit, dans le cerveau certains neurones particuliers gèrent ce besoin tactile, autrement dit cette recherche de câlins. Il ne fait pas de doute que cela vaut autant pour nous que pour les rats, et beaucoup d’animaux (2).

Mon film nous montre maintenant dans le grand appartement d’une grande ville. Nous sommes trois, car Jules est accompagnée de Marie-Claire, la belle Marie-Claire – est-il possible qu’elle soit autrement que belle ? Ma gueule plait aux femmes, disait Jules. Sa gueule, pas vraiment. Un visage quelque peu taillé à la hache, des yeux bleus si clairs qu’ils paraissent vitreux, dégingandé et vêtu à la va-comme-je-te-pousse, néanmoins il s’en dégage « quelque chose » (inutile de vouloir mettre des mots sur ce quelque chose, cela ne ferait que l’appauvrir) voilà ce qui plait aux femmes. Je vois maintenant Jules et Marie-Claire s’isoler dans une chambre. Ni l’un ni l’autre ne pousse la porte. Serait-ce une invitation, mais oui bien sûr. Mieux, en prêtant l’oreille j’entends ensuite Jules, comme parlant à lui-même, regretter à demi-mots de ne pas m’avoir vu les rejoindre. Je l’entends bien, la bande-son est devenue très nette, ce qui n’était pas le cas auparavant. Que ce serait-il passé si je l’avais fait ? Je ne sais ; mon film est ici blanc, puisque la scène n’a pas été tournée. Je n’ai pas d’image, pourtant bizarrement je suis troublé. Une scène escamotée, certes, mais qui à l’évidence figure dans le scénario. Qu’était-il prévu ? Pour Marie-Claire, nul besoin de script, mais Jules ? Je n’ose l’imaginer. Je refuse de l’imaginer.

Avance rapide, donc, et arrêt sur une lettre, une lettre de Jules. Je ne le reconnais pas à l’instant, car il ne m’a jamais ou très rarement écrit. Cependant un autre plan-séquence le montre penché sur une feuille pliée en quatre et s’appliqué à tracer des pattes de mouche. C’est bien cette écriture inimitable que j’ai maintenant sous les yeux. Je n’ai pas souvenir d’avoir reçu cette lettre. Je regarde la date : je venais de me marier et nous étions pour quelque temps à l’étranger. Jules tente d’employer un ton badin pour regretter de ne pas recevoir de mes nouvelles, ce qui ne fait que renforcer son sentiment d’attente. J’en suis touché, je l’avoue. Plus loin ce sont des plaisanteries pour évoquer ma femme, plaisanteries un peu lourdes, je trouve, et je m’étonne. Est-ce donc ainsi qu’il la voyait ?  Aurait-il eu à son encontre une véritable animosité ? Jalousie ? Bizarre !  Encore une fois cela m’avait échappé.

Mon film diffuse maintenant une musique douce, apaisante, apaisée, une musique d’après l’amour, sur un arrière-plan de vastes étendues, de vertes clairières et d’animaux qui paissent en toute quiétude. Oui, cette musique, Rossini, Cenerentola. Et voici que le mot FIN apparait comme dans les vieux films.

Jules n’est plus. Ces lignes sont un hommage que je lui adresse, en même temps que cette évocation est une bien dérisoire tentative pour qu’une grande partie de mon existence, ne s’effondre à jamais.

 

  1. Parvenu à la fin de ma vie de pécheur. Umberto Eco, Il Nome della Rosa (paroles de Adso, alors le jeune moinillon).
  2. Keller D. et al., Curr. Biol. https://doi.org/10.1016/j.cub.2022.08.062.