La fête de l’Humanité est un grand événement, ou plus exactement une grande occasion d’aller à Paris sans rien débourser, grâce aux bus affrétés par le parti communiste. Etudiant à Lyon, comme mes camarades je gérais ma bourse d’étude avec parcimonie, ce qui n’excluait pas quelques extras, gratins de queues de crevettes à la crème aux Halles des Cordeliers, lapin au vin blanc dans un petit restaurant près du Quai Claude Bernard où était la fac des sciences, andouillettes grillées « au mètre », ventrées de choucroutes et de bière à la Brasserie Georges où, d’une table à l’autre de  l’immense salle, ce n’était que plaisir de manger et boire, tripes à la mode de Caen, la nuit, aux halles qui se tenaient alors sur les quai de Saône. C’était l’époque où bien manger avait un sens à Lyon, y compris pour des revenus modestes comme les nôtres. Avant qu’ils ne deviennent un argument touristique, les bouchons étaient de vrais bistrots où l’abondance de cochonnaille n’était pas folklorique.

Fils d’ouvrier, le PC était mon environnement naturel, même si j’étais fortement critique vis-à-vis de la politique de ce parti et de l’attitude de beaucoup de ses militants. Mes critiques ne me dissuadèrent pas de participer à la traditionnelle fête ; ça tombait bien, je ne connaissais pas Paris et je saisis l’occasion d’y aller.

Me voici donc dans la grande foire de Saint-Ouen. J’écoutai en passant quelques brides de discours, je profitais des abondantes frites/saucisses, puis je visitai Paris, la Tour Eiffel, le métro. Il était pratiquement tel qu’en 1900, des voitures en bois avec des roues métalliques et de grands vérins extérieurs pour fermer les portes ; le Poinçonneur des Lilas était encore à son poste. Il sera remplacé ensuite par de grandes portes automatiques, inutiles puisque supprimées à leur tour par la suite. On ne pouvait imaginer que François Mitterrand viendrait décider ce grand bouleversement de supprimer la première classe. Que c’est loin tout cela !

De retour à St Ouen le lendemain, la fête se terminait et les jeunes avaient formé une joyeuse farandole d’adieu, que je rejoignis, sans prendre garde à la personne qui fit de même à mon côté.  Après dispersion, celle qui avait pris ma main ne l’avait pas lâchée et ne la lâcha plus. C’était une délicieuse jeune fille qui avait décidé de ne plus me quitter. Nous avons partagé avec la foule la nostalgie de la fête qui s’achevait, sans échanger un seul mot. Qu’y avait-il à dire ? Pour elle, tenir ma main semblait valoir tous les discours. Pour moi, j’appréciais cette petite et l’attention qu’elle me portait comme un beau cadeau dont on sait ne pas en avoir l’usage.

Elle voulut que je m’installe près d’une fenêtre de mon bus de retour, pour me retenir encore, jusqu’au dernier moment. Je la voyais, petite, accrochée à moi comme si sa vie en dépendait, ce qui était un peu vrai, puisqu’elle n’aurait pas eu le même cours si j’avais répondu à son attente. Elle m’avait donné son adresse, bien sûr et, bien sûr, je ne lui ai pas écrit. Ai-je seulement pensé que le facteur allait porter tous ses espoirs pour ensuite, de jour en jour, creuser un peu plus profondément son désespoir. Je construisais ma vie. Les cours à la fac, les cahiers grands formats, couverts d’une écriture serrée et d’une multitude de schémas, précis, nets, qui s’entassaient dans ma chambre, les discussions, interminables, le cinéma, le théâtre – merci, Monsieur Planchon – la découverte de cet univers étrange, immense, gris, froid et humide qu’était alors la ville de Lyon. Non, je ne songeais plus à cette petite.

Le parti communiste de Lyon comptait quelques jeunes militantes dignes d’intérêt, en dehors de l’activité politique je veux dire. L’une d’elle était assise à côté de moi dans le bus. Elle vint dans mes bras. J’entourai ses épaules, glissai une main sous le léger chemisier – l’automne était chaud cette année-là – et fis glisser le soutien-gorge. Voilà, il ne me restait plus qu’à somnoler le restant du voyage, en caressant cette douce poitrine. Quel meilleur repos que celui-là, quelle détente plus propice au sommeil, auquel il ne faut pourtant pas s’abandonner tout à fait car il nous priverait de ce beau moment. A l’arrivée, elle reprit son habit de militante, chose qui manquait à ma garde-robe.

Lors de ma deuxième « participation » à la fête de l’Huma, j’étais à Grenoble, toujours dans la même difficulté financière, bien que salarié.

J’avais un ami beau comme un Dieu. Grand, mince, la chevelure dense et frisée d’une statue grecque. Il semblait ne faire aucun cas de sa beauté et promenait autour de lui un regard serein, sans affectation, ce qui ajoutait encore, si possible, à son charme. Un Apollon, un Adonis qui serait descendu de sa stèle de marbre pour se mêler tranquillement à nous. Inutile de dire que la gente féminine était hypnotisée. L’avantage d’un tel personnage est d’entraîner derrière lui un cortège de veuves éplorées, qu’il ne serait pas humain d’abandonner à un éternel désespoir.

L’une d’elle m’avait gentiment proposé de lui rendre visite à Paris. Elle ne m’était pas inconnue ; bien plus, je connaissais tout d’elle, physiquement je veux dire. Nous avions si souvent fréquenté, nus, la calanque de Sugitton, en compagnie pour elle de son Dieu, et pour moi d’une amie qui, hélas, pouvait difficilement soutenir la comparaison. De toutes mes forces j’essayais de fixer mon attention sur la mer et les collines, ne pas voir le spectacle stravolgente1 de Satyre lutinant sa Nymphe, ne pas attarder mon regard sur une silhouette souple, des hanches délicieusement chaloupées, un visage avenant, une poitrine de déesse – cela va de soi – ne rien faire, sous peine d’exposer trop ouvertement mes « sentiments ». Oui, mais voilà, la bougresse se riait de mes nobles intentions. La nudité intégrale n’est pas le summum de l’érotisme et toute femme connait l’art de couvrir et découvrir, laisser entrevoir par moments, par inadvertance, ce qui affole un homme. Adonis lui-même avait dû parfois descendre de son Olympe pour rectifier une serviette qui faisait bien mal son office, ou un tissu léger que le vent fripon avait – si peu – déplacé. Moi, je devais ne rien laisser paraître, surtout ne rien laisser paraître. Un supplice !

Me voici donc de nouveau à la fête de l’Huma, mais cette fois point de discours ni de frites, je filai aussitôt à Paris.

L’appartement de Marianne était d’une seule grande pièce avec salle de bains attenante. Il y régnait un grand dénuement, avec un mobilier réduit au strict minimum, soit un grand matelas posé à même le sol. Je trouvais cet aménagement parfaitement à mon goût, jusqu’à ce que j’entende « Regarde, des amis m’ont prêté un matelas pour toi ». Quelle touchante attention ! J’avais donc fait le voyage de Paris pour dormir sur un méchant matelas, seul !

Je découvris ce qu’est Paris pour une Parisienne, une vraie. C’est tout à fait charmant une Parisienne, avec pourtant des côtés peu glorieux, petites tricheries, petits larcins, ce qui peut se comprendre, tant de sollicitations, d’incessantes tentations, autant de frustrations pour ceux qui n’ont pas les moyens d’y faire face, avec pour résultat une méfiance généralisée, des dispositifs antivols élaborés qui transforment le moindre déplacement en parcours du combattant, une surveillance constante, qui fait de chacun de nous un voleur potentiel. Le provincial que je suis avait le sentiment d’évoluer dans un milieu hostile, toujours à l’affut de dangers qu’il craignait voir surgir de toutes parts. Marianne s’impatientait de mes hésitations à traverser une rue, riait de ma tête d’explorateur circonspect, de mes étonnements naïfs, elle qui se déplaçait dans cette jungle avec l’aisance d’un Jivaro dans sa forêt natale. Je m’émerveillais de la voir évoluer dans le métro sans un regard pour la signalisation, choisir spontanément sa place en fonction de la prochaine sortie. En ce temps-là, il fallait poinçonner son ticket à l’entrée, ce qu’elle faisait consciencieusement, jusqu’à ce que je la voie hésiter : elle s’efforçait d’introduire de nouveau dans la machine un carton réduit à l’état de charpie.

Dans les boutiques, les grands magasins, elle était la maîtresse de maison, avait l’œil à tout, notait le moindre changement depuis sa dernière visite, jugeait en se servant de temps à autre ; normal, elle était chez elle. Ensuite, manger quelque chose, pas trop cher, sans trop s’attarder. J’aurais voulu visiter Paris, mot qu’elle ignorait. Non seulement elle connaissait parfaitement la ville, celle que je pouvais voir, mais aussi celle qu’elle avait vue avec ses yeux de gamine, puis d’adolescente, celle qui n’était plus, qui avait évolué en même temps qu’elle.

De retour dans son appartement pour nous reposer, elle se déshabillait aussitôt en ne gardant qu’une parure rouge. Une femme splendide dans une parure rouge, mon appétit n’était pas aiguisé, il était exacerbé. Je savais exactement ce que cachait le soutien-gorge, je n’ignorais rien de ce qui était dans cette culotte. Je voyais cette femme non pas en sous-vêtements, telle qu’ici, devant moi, mais nue, entièrement nue, telle que si souvent vue, de plus seule avec moi, sans aucun Dieu pour me concurrencer. Tantale avait faim et soif, le veinard, son supplice était bien doux à côté du mien ! Par les objets de toilette de la salle bain, j’avais pu constater que je n’étais pas arrivé au moment le plus opportun. Je devais donc prendre patience. Facile à dire !

Le dernier jour, Marianne me demande de rapporter ce fichu matelas chez ses amis, ce que je fais avec empressement et sans efforts ; qu’il est léger sur mes épaules ! Revenu chez elle, que faire d’autre si ce n’est utiliser le seul « meuble » à notre disposition.

Je m’allonge, Marianne s’assied à mes pieds.

– Viens près de moi.

Elle m’obéit, s’étend en me tournant le dos, ou bien plutôt m’offre-t-elle son dos, quelle interprétation choisir ? Je penche pour la seconde. Elle n’est pas allongée, mais abandonnée. Jamais je ne l’ai contemplée de si près. Je n’ai que si peu à faire pour enfouir mon visage dans sa chevelure, enlacer ses belles épaules, les faire basculer délicatement, dégager cette parure rouge qui m’a tant obsédé, en dégrafer le haut et faire glisser le bas le long de ces longues jambes pour que ma Déesse m’apparaisse, nue, de nouveau nue, cette fois tout près, tout contre moi, à moi. Ces seins si souvent admirés, je vais les prendre dans les mains, les embrasser, l’un après l’autre, longuement, laisser glisser mes lèvres sur ce ventre si ferme et si doux, puis descendre encore, et encore… Ces cuisses si parfaites, qui ont tant peuplé mes rêves, vont s’écarter pour m’accueillir. Mes « sentiments » vont enfin pouvoir éclater au grand jour. Voilà, j’ai rejoint l’Olympe. Je vais faire l’amour à ma Nymphe, jusqu’au matin.

Oui, mais il faudra ensuite redescendre sur terre et prendre le train ; avec quel argent ? Je n’ai pas les moyens de payer le voyage de retour ! Cruel dilemme. Entraîné par cette divine beauté dans la mythologie grecque, je dois maintenant en connaître les affres.

Combien de temps ai-je ainsi tergiversé ? En réalité je n’avais pas le choix ; il me fallait partir. Je le fis brusquement, sans égard pour elle. Après tout, je lui rendais la monnaie de sa pièce. Quelle attention avait-elle eu pour moi ? Elle m’avait traité en simple invité. Avait-elle pensé une seconde à ce que représentait pour moi de la voir se pavaner en petite tenue, dans l’intimité de cette pièce ? Ne m’avait-elle pas laissé croupir sur ce maudit matelas, sans ménagement ?

A Saint-Ouen, les bus partaient, des milliers de bus, qui manœuvraient avec lenteur, enchevêtrés les uns dans les autres, comme dans une scène tournée au ralenti. Je cherchais désespérément le mien, au risque de me faire écrabouiller entre deux monstres apparemment immobiles mais qui en fait se rapprochaient dangereusement l’un de l’autre. Par miracle, je vis passer le mien. Je m’y précipitai. Il était complet, à l’exception de quelques places libres sur la banquette du fond, où je m’installai, près de la porte. A l’opposé était un couple accompagné d’une jeune fille qui, à ma venue, s’était détachée de ses amis pour se placer au centre du siège. Bientôt, arrivèrent deux personnes qui allaient occuper les deux dernières places libres. La jeune fille les regarda arrive, hésitante, esquissant un mouvement d’un côté et de l’autre pour, au dernier moment, se glisser près de moi.

En route je lui proposais, par geste, de poser sa tête sur mes genoux, ce qu’elle fit. A ma grande surprise, au lieu de s’installer confortablement, elle se contorsionna pour diriger son visage vers moi. Alors, le plus naturellement du monde j’entourai ses épaules de mon bras. Avec sa tête sur mes jambes, le visage contre mon pantalon, lovée dans mon bras, en un instant nous étions dans la position intime d’un vrai couple ; ses amis devaient être stupéfaits. Plus tard elle se redressa et me proposa, elle aussi par gestes, de me reposer à mon tour sur elle. Je posai donc ma tête sur ses cuisses, en me gardant toutefois de l’imiter et mettre mon nez sur son entrejambe. Bien m’en a pris, elle dégageait un musc si puissant que j’en aurais eu le souffle coupé. Cette jeune personne mourrait littéralement de désir. Toujours avec le plus grand naturel, je glissai une main entre des jambes peu serrées, sur des cuisses très fermes, une sportive assurément.

Je me réveillais après quelque temps. Les cuisses s’étaient écartées, ce qui avait déséquilibré ma tête. Nous n’avions pas échangé un seul mot, pourtant nous glissions progressivement vers une étroite intimité.  La voie de son entrecuisse était ouverte, que se passerait-il si j’y glissais la main ? Ce que je fis. Au lieu de me repousser immédiatement, comme je le pensais, elle tressaillit vivement, confirmant par là qu’elle était en proie à un violent émoi, pour finalement me repousser, sans animosité.

Cette fille n’espérait qu’une chose, que nous fassions connaissance, pour ensuite aller jusqu’au bout de ce qu’elle attendait. Je ne bougeai pas, ne dis pas un mot. Il est vrai que je n’étais pas libre, je ne pouvais rien pour elle, mais au moins engager la conversation. La suite du voyage aurait été plus agréable, pour elle comme pour moi, même si au bout la déception était inévitable. Au lieu de cela, je ne fis rien.

Il est facile d’imaginer dans quel état je débarquais à Grenoble, après un week-end entier à partager l’intimité d’une magnifique créature en tenue légère, l’avoir eue allongée si près de moi, être si près de lui faire l’amour, après une nuit baignée des effluves entêtantes d’un désir volcanique. Heureusement, au laboratoire était une amie qui, non seulement était toute disposée à me recevoir, mais l’exigeait fermement.  Au moindre fléchissement j’étais vertement rappelé à plus de tenue ! Aussi, à l’heure de midi, je la pris par la main et la conduisit dans recoin propice du campus. Ouf !

« Je ne t’ai jamais vu comme ça ; qu’as-tu fait à Paris ? » dit mon amie, étonnée et soupçonneuse. Je ne répondis pas et elle n’attendit pas de réponse. Elle avait pu le constater par elle-même, quoi que j’aie pu faire à Paris, rien ni personne n’avait entamé ma vitalité.

  1. Renversant, bouleversant, avec force, ce qui est renforcé par l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe : stravolgènte. Pour décrire les émotions et les passions, la langue italienne est inégalable et inégalée.

Illustration: le premier métro. Source: revue L’Histoire.

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