Nous étions en 1960. La guerre d’Algérie semblait ne jamais devoir finir. Il y avait eu la bataille d’Alger, que l’armée avec « gagnée » en pratiquant la torture, comme nous l’apprit Le Monde par un « Cinq colonnes à la Une » façon « J’accuse ! » : L’armée torture en Algérie (il faut rappeler que Le Monde était à l’époque un journal d’information, pour nous une référence, avant de se réduire à un agent de diffusion au service de quelques financiers). Puis ce fut « la semaine des barricades », où un quarteron de généraux en retraite (1) avait créé en France un climat d’hystérie collective. Le premier ministre, Michel Debré, lança un dramatique appel à se rendre à pied, à cheval ou en voiture au-devant des paras qui devaient débarquer à Orly, prendre Paris d’assaut et s’emparer du pouvoir ! Grotesque ! Ce qui personnellement m’inquiétait c’est que, les années passant, mon sursis d’incorporation arrivait à sa fin. Sauf imprévu, j’allais être embrigadé pour 27 mois et je devrais tirer sur des gens révoltés par la politique stupide et criminelle menée par mon pays. Il me faudra bien tirer sur ces gens parce qu’on me le commandera et aussi pour tenter de sauver ma peau. Mes copains, fils de paysans pour la plupart, eux qui n’avaient jamais tué une mouche si ce n’est les taons qui harcèlent leurs bêtes, racontaient les horreurs auxquelles ils avaient été mêlés là-bas.

Fort heureusement vint De Gaulle, un des rares hommes politiques capables de voir plus loin que leur nez, pourtant particulièrement long chez lui. Les temps ont bien changé depuis, hélas ! Après avoir rendue caduque cette horrible notion de colonies, De Gaulle trompa tout son monde, partisans comme adversaires, en mettant contre toute attente fin à la guerre. Il avait en tête des projets autrement plus intéressants, comme la réconciliation franco-allemande – chose inconcevable à l’époque – prélude de la construction européenne. Donc, quand je reçus ma feuille de route, je pris avec résignation, mais sans crainte, le train de Bourg-Saint-Maurice. J’étais affecté au 7ème Bataillon de Chasseurs Alpins.

Le quartier du « 7 » – chez les Chasseurs on ne dit pas caserne mais quartier, comme on dit bleu cerise, le rouge étant réservé au sang – avait la particularité de n’être clos que sur trois côtés. A l’arrière, on pouvait accéder directement à l’Isère, à cet endroit un magnifique torrent de montagne. Elle ne deviendra la large rivière que l’on connait à Grenoble qu’après avoir reçu l’Arve, venant de la Maurienne. Les Chasseurs avaient ainsi la liberté, rare pour des soldats, de pouvoir flâner près de l’eau, ou même plus loin, dès qu’ils en avaient le loisir. Nous étions en juillet et j’allais rester avec eux jusqu’en octobre. L’automne sera pluvieux et les champignons pousseront en abondance. Avec mon ami Chassieu, nous arpenterons les bois à l’aube, avant que le clairon ne sonne le rassemblement, pour ramener de quoi cuisiner de grandes marmites dans la chambrée.

La montagne est mon univers ; elle m’a vu naître et grandir ; les sommets veillaient sur l’enfant et l’adolescent que j’étais, fées bienveillantes qui m’ont longtemps entouré. L’armée dans ces conditions était pour moi une partie de plaisir : grimper, escalader, dévaler, remonter, redescendre, un divertissement ininterrompu. Nous étions tous au somment de notre condition physique. Ni les pentes, ni les rochers, ni les torrents, ni aucun obstacle d’aucune sorte ne nous arrêtait. Surentrainés, armés, nous nous sentions invincibles. Jeunes mâles, bronzés, musclés, vigoureux, de plus en uniforme, nous étions pour la gente féminine, Savoyardes ou touristes, un mets de choix.

Lors des courses en montagne, au plaisir de la ballade s’ajoutait la joie de la camaraderie. La veille du départ, nous achetions au village de quoi soutenir l’intense effort physique qu’on allait devoir fournir. J’étais le plus entrainé de notre groupe, si bien que toutes les victuailles atterrissaient dans mon sac à dos. Aux arrêts casse-croute nous étions censés utiliser nos rations réglementaires, d’où on déballait un tas de choses inutiles, produit dessicatif, pastilles pour désinfecter l’eau – pas très utile quand de tous côtés coulent de belles sources – papier toilette, utile mais pas très comestible, puis venait une petite boite de corned-beef et des biscuits qui semblaient taillés dans du bois dur. Je distribuais cette « nourriture » à ceux qui n’avaient rien de mieux et sortaient alors de mon sac toutes sortes de merveilles, gros pain de campagne, saucisson, vin, fromage, vrais biscuits, jusqu’au réchaud à gaz pour le café. C’était la fête. Nous étions commandés par un lieutenant du contingent qui, souriant, fermait les yeux sur cette entorse au règlement – jusqu’au jour où nous avons « touché » un officier fraichement promu de Saint-Cyr, qui nous a contraints au corned-beef-biscuits épouvantables.

Ces grandes courses étaient l’occasion de nous mesurer aux Savoyards enrôlés avec nous, professionnels de la montagne, aspirant-guides souvent. La bagarre était rude pour ceux, dont j’étais naturellement, qui prétendaient arriver à la cime en tête. Notre encadrement suivait avec peine et loin derrière venaient, exténués, hagards, ceux qui avaient choisi ce corps pour son prestige, sans se douter de ce qui les attendait.

L’armée du contingent était l’unique occasion d’approcher un large échantillonnage de la population française. Dans notre chambrée, j’avais pour ami un attaché de mission auprès du Premier Ministre et je côtoyais un grand ours illettré, pour qui la philosophie tenait toute entière dans ses grosses papattes et qui tentait de séduire les filles avec un argument pour lui imparable : « Laisse-moi faire, j’en ai pour cinq minutes ».

Cette villégiature a pris fin dans des conditions assez cocasses. Nous étions mi-octobre, le froid était arrivé. Ce fut le moment choisi par le commandement pour nous imposer un bivouac en altitude, avec pour tout équipement une toile cirée faisant office d’imperméable et un triangle, également ciré, supposé servir d’abri pour la nuit. Voilà avec quoi l’élite de l’armée française, dont nous étions, devait affronter la montagne, les intempéries et l’ennemi, fort heureusement très discret en ces lieux et en ce temps-là (2). Pendant la marche, sous une pluie mêlée de neige, la sueur se condensait à l’intérieur de notre imperméable et nous trempait aussi sûrement qu’une douche. Pour la nuit, le commandant choisit fort judicieusement une surface plane, la seule possible, devant une cabane de bergers. Cet espace avait servi pendant l’été d’aire de repos aux vaches. Il était donc recouvert d’une épaisse couche de bouses, saturées d’eau glacée. Nous étions supposés réunir à plusieurs nos triangles de toile pour former ce qui devait ressembler à un toit de tente, mais qui laissait passer pluie et neige par les interstices. Au sol, rien pour nous isoler des excréments. Une nuit cauchemardesque s’annonçait, quand le gros nounours de notre groupe nous appela. Il avait forcé la porte de la cabane. A l’intérieur, des lits faits de grosses planches mal taillées et remplis de foin, le plus merveilleux des duvets dans lequel nous avons plongé avec délice.

Quelle douce nuit nous avons passée, jusqu’au petit matin, lorsqu’une lampe de poche est venue troubler notre béatitude. « Vos noms ! » intima une voix surgie de l’enfer. C’était notre commandant.  Pour punition, j’eus à porter, sur le dos mon sac qui s’ajoutait au FM – fusil mitrailleur – un Lebel à crosse de bois, lourd comme un âne mort et, sur la poitrine, le poste radio, à l’époque bien loin d’être miniaturisé. En tout près de quarante kilos, que je supportai tout le jour, stoïquement, près à succomber plutôt que me plaindre.

Je fus en outre condamné à quinze jours de « prison ». Cela consistait, le soir après l’appel, à se défaire des lacets et ceinture pour, devant toute la compagnie, trainant les pieds et soutenant le pantalon, gagner la salle de garde où nous devions passer la nuit. L’humiliation était recherchée, mais chaque soldat compatissait, sachant que lui-même ne serait pas à l’abri d’une telle mésaventure. En réalité j’échappais à cette peine, car je quittais la caserne le lendemain même, pour ensuite rejoindre le Sénégal (où je rencontrais Myriam).

Mais revenons à la belle saison. Un dimanche après-midi, assis au soleil près de l’Isère, je rêvais, l’esprit voguant au gré des tourbillons de l’eau, lorsque j’aperçus sur un pont proche une jeune personne absorbée, elle aussi, par la contemplation du torrent. Un moment plus tard elle avait laissé le pont pour s’assoir sur la berge, non loin de moi. Pas de doute, ce n’était pas l’Isère l’objet de son attention. Je lui fis un petit salut ; elle se précipita à mes côtés. J’étais en présence d’une jeune adolescente.

Elle s’est assise près de moi comme si sa place était là, depuis toujours, comme si ses bras frêles n’avaient d’autre raison que se nouer autour de mon cou.  Avons-nous seulement échangé dix mots ? Rare est ce moment où deux êtres, ignorant tout l’un de l’autre un instant auparavant, se reconnaissent et savent qu’ils vont ne faire qu’une seule chair.

Elle me désirait. Plus exactement elle désirait que je m’empare de son corps, que je le fasse vivre sous mes mains, mes baisers, que ses cuisses s’écartent pour me recevoir, qu’elle me sente entrer en elle, la pénétrer, la transporter où chacune des fibres de son corps aspirait désespérément d’aller. L’énergie que m’avait communiquée la montagne, ses forêts, ses vallons, ses torrents, ses sommets, j’allais l’injecter avec force dans ce jeune corps pour le faire naître à sa vie de femme.

Elle était en vacances pour très peu de temps encore, avec sa famille, qui devait déjà être à sa recherche. Il nous fallait sans perdre un instant trouver un refuge propice, quand quelqu’un appela du pont : « Où étais-tu ; on te cherche partout ! ».

Trop tard !

« Peux-tu venir demain soir ? » me demanda-t-elle, angoissée, en s’arrachant à moi. Hélas, c’était impossible, le lendemain nous devions exceptionnellement effectuer un entrainement nocturne. Pourquoi ne lui ai-je pas proposé de venir tout de même, au cas où notre exercice serait remis. Car c’est bien ce qui se produisit. J’allais néanmoins à notre lieu de rendez-vous, peut-être serait-elle malgré tout venue ? Hélas non.

J’avais vu dans la vitrine d’un bijoutier un magnifique manège où de délicieuses petites figurines aimantées, garçons et filles, tournaient lentement sur deux cercles. Quand deux visages du même sexe venaient à se faire face, ils s’écartaient vivement l’un de l’autre. Mais quand garçon et fille s’approchaient, leurs têtes frémissaient d’abord, légèrement, puis d’un coup leurs bouches se collaient, se soudaient jusqu’à ce que, par le mouvement du manège, elles soient arrachées l’une à l’autre, impitoyablement. C’est bien ce qui se passa ce jour-là.

Je n’avais pas goûté ses lèvres, pas même effleuré sa main. Je l’avais encore moins attirée à moi, pourtant je sentais l’empreinte de son corps sur le mien, comme au sortir d’un rêve ardent que le réveil ne parvient pas à dissiper totalement.

Je n’ai toutefois pas quitté le « 7 » sans connaître l’amour dans les fourrés qui bordent l’Isère. Un jour où notre adjudant-macho hurlait : « Je veux des mecs qui en ont et qui s’en servent ; ceux qui ont une nana ici peuvent aller la voir quand ils veulent », je le pris au mot. Il fut un peu surpris, mais ne put se déjuger.

Ma fiancée venait d’arriver. Elle était, comme de bien entendu, une montagnarde, solide et douce à la fois. Elle revenait d’un séjour à la mer, entièrement baignée de soleil, sauf les petits bouts de sa peau bien cachés [Brassens, La mauvaise herbe] que je goutais goulument. Un soupir s’échappa de ses lèvres quand elle m’attira à elle et rapidement elle exprima d’une voix haute, quoique peu articulée, ce qu’avait pressenti ma jeune et fugace amie et qu’elle aurait ressenti si j’avais pu unir mon corps au sien pour répondre à son désir, un désir si sain, si pur.

  1. Allocution du général De gaulle, 23 avril 1961.
  2. En passant récemment à Bourg-Saint-Maurice j’ai pu voir que les Chasseurs disposent maintenant d’un équipement autrement plus sérieux.

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