Depuis son plus jeune âge, Marie-Paule est et restera Poupette – les parents ne voient jamais leur enfant grandir, même s’il atteint une taille surprenante. Une fille du Nord, deux longues tresses blondes aux reflets roux, une peau de lait et – insolite chez une Viking – quelques taches de son joliment posées sur un nez délicat et des joues fraîches. Quelle génétique avait pu créer un être aussi étonnant, doté d’yeux clairs d’une étonnante beauté ; ils reproduisaient en cercles concentriques la course du soleil, bleu lumineux le matin, plus délavé en pleine chaleur, puis un fin liséré de soleil couchant. Belle, pas vraiment, charmante, absolument. Sérieuse, ce qui ne l’empêchait pas d’être enjouée, elle fredonnait Léo Ferré:

Qu’il est loin le chemin d’Amérique,

Qu’il est long le chemin de l’amour.

L’amour ça vient toujours après la peine,

T’en fais pas mon ami j’reviendrai.

Je le sentais bien, ce long chemin n’était pas dépourvu de raccourcis pour, par exemple, arriver très vite jusqu’à moi. En réalité ce n’était pas bien difficile, je n’étais pas loin, tout près même. Je ne la quittais pas, ou plutôt elle ne me quittait plus. Dans toute grande école ou université, dès le premier jour, la première heure, chaque fille choisit son garçon. Il faut faire vite, car certains – par forcément les plus beaux – font l’objet d’une âpre convoitise. Les garçons choisissent de leur côté, bien entendu, mais eux proposent et les filles disposent. Dès les premiers cours, Poupette était venue se placer résolument près de moi, si bien que pour nos camarades nous étions aussitôt un couple constitué. Une tête au-dessus des autres, sans pour autant en tirer vanité, une grande vivacité d’esprit, des réparties qui fusent, bref une fille qui ne passe pas inaperçue, immanquablement au centre d’un cercle de soupirants. Pourquoi m’avoir choisi moi, mystère. Car elle m’avait clairement choisi, au premier regard, sans dire un mot, comme si cela allait de soi. Elle avait fait de moi son ami, un ami pour la vie, pour tout partager, les promenades, les découvertes, le travail, les chants, les peines, un ami qui serait son amant, son époux, le père de ses enfants. Oui mais, venant de la campagne, je n’étais près d’elle qu’un gros lourdaud. Tout était trop pour moi, la ville, les amphithéâtres, les cours et cette remarquable fille venue d’ailleurs pour s’attacher à moi.

A travers Poupette, je voyais les joies d’une petite fille choyée, les troubles d’une adolescence encore bien proche, une découverte pour moi, le campagnard gagné d’un amour bien réel, certes, mais rugueux et peu enclin à dire son nom. Mes amies paysannes, confrontées à la vie dans ce qu’elle a de plus crû, la naissance, l’accouplement, la mort, avec du matin au soir des travaux de force, étaient bien peu réceptives aux discussions subtiles et aux vagues à l’âme (1). Un jour où je racontais à l’une d’elle une soirée passée avec Poupette, notre discussion, nos échanges de lectures, notre découverte de la musique classique, elle s’impatienta et, ne voyant pas venir ce qu’elle attendait, demanda brusquement : « Vous avez copulé ? ».

Non, nous n’avions pas copulé. Je ne l’avais pas même prise dans mes bras, ni ce soir-là ni d’autres jours. Plusieurs fois nous sommes restés debout, son visage si près du mien, son corps qui attendait le mien, ses yeux, si lumineux, dans les miens. Quelques centimètres nous séparaient, soudain devenus un gouffre. Pourquoi ?

 Nous étions à la fac des sciences de Grenoble, à une l’époque où les enseignements étaient dispersés dans la ville. Les intercours nous voyaient parcourir les rues en groupes studieux, comme de sages collégiens attardés.

J’aimais. Les montagnes, mes montagnes, nous suivaient d’une perspective à l’autre, si proches, si familières.

Le dimanche, Poupette et moi prenions le car pour partir en ballade, en montagne bien sûr. Elle gravissait les pentes avec légèreté, me suivait aveuglément, dans la forêt, les taillis. Mon plaisir préféré était de m’asseoir au sommet d’une falaise, les pieds dans le vide – tout en haut des Trois Pucelles, par exemple – comme pour prendre mon envol. En dominant ainsi Grenoble nichée tout au fond de sa vallée, je pensais aux glaciers titanesques qui noyaient tout, jusqu’à Lyon, lors des glaciations successives, en creusant une abyssale tranchée de plus de mille cinq cents mètres de profondeur, comblée par les alluvions sur lesquels repose la ville. Poupette attendait sagement à mon côté.

Grenoble est une ville très arrosée. Au-dessus d’elle, comme une étrave à la pointe du massif de la Chartreuse, le col de Porte fait face aux vents d’Ouest, porteurs des dépressions océaniques, comme au vent du Sud précurseur de dépressions venant du golfe de Gênes. Les premières s’annoncent par des cirro-stratus glissant au-dessus du Moucherotte et, dès le lendemain, couvrent la moitié Nord de la France, Grenoble incluse. Les secondes venues du Sud s’abattent sur l’autre moitié du pays, encore une fois jusqu’à Grenoble, qui n’est donc jamais épargnée.

En ce mois de juin, la pluie ne cessait pas. Une épaisse chape de nuages noirs, lourds, tenaces, immuables, emplissait la vallée et nous arrosait continument, obstinément, inlassablement. Poupette avait perdu sa bonne humeur, elle trainait à longueur de temps une mine morose que je ne lui connaissais pas. Ce n’était plus possible, il fallait à tout prix sortir de là. Je lui proposais :

– Partons vers le Sud ; nous nous arrêterons quand la pluie cessera !

– Bonne idée, avec quelle voiture ?

– Fais-moi confiance.

Je venais de passer le permis et mon meilleur ami avait justement reçu la 2CV qu’il avait commandée. Le convaincre de me la prêter ne fut pas facile.  Une voiture toute neuve, dont il rêvait depuis des années et qu’il attendait depuis des mois ! A peine avait-il eut le temps de l’essayer, à peine lui-même osait-il la toucher ! Me l’abandonner, la voir s’éloigner de lui ? Impossible. Pourtant nous avions fait tant de choses ensemble, pas toujours franchement licites, mais exaltantes. Nous avions réellement gardé les vaches – non sans quelques avatars, il est vrai. Il ne pouvait pas me refuser ce service.

J’avais donné rendez-vous à Poupette un samedi matin place de Stalingrad. Elle arriva, légère et court vêtue sous une pluie qui semblait ne pas l’atteindre. Qu’elle était belle, qu’il serait merveilleux d’aller où bon nous semble, à la rencontre du soleil.

A Valence, les nuages sortis de leur carcan montagneux commençaient à se disloquer. A Montélimar des coins de ciel – merveille – apparaissaient. A l’approche d’Orange, le beau temps, enfin ! Le soleil, rien que le soleil, le ciel bleu, uniformément bleu !

A l’époque je n’étais pas familier du « Midi » ; le seul nom des villes et villages m’enchantait, leur seule évocation me transportait dans un ailleurs lumineux. A Bollène, un panneau indiquait « Nyons ». Je lus « Nyons-en-Paradis » et je pris cette direction. Poupette s’offrait au soleil dans la voiture que nous avions décapotée, ses beaux cheveux défaits flottant au vent, ce fabuleux mistral qui avait purifié le ciel.

Petit arrêt dans le charmant village de Nyons – je ne connaissais pas encore ses olives incomparables, uniques, si goûteuses, dont je suis devenu friand, addict même, puis nous reprenons la route. Nous remontons la vallée de l’Aigues – prononcer Aïguess, avec un « ï » tréma et faire entendre le « s » final, ce qui signifie tout bonnement « eau » en occitan (2) – quand s’ouvrent tout-à-coup devant nous des gorges grandioses. A Grenoble, le Vercors nous en offre de magnifiques, les gorges de la Bourne, de Malleval, les Grands et Petits Goulets, mais rien de comparable à celles-ci. Ce sont pourtant les mêmes imposantes falaises, faites du même calcaire, formé dans la même mer jurassique, par les mêmes coraux et coquillages avec, au fond de la vallée, un même torrent qui serpente entre les blocs. La différence est qu’ici le soleil caresse une roche enfin débarrassée de son sempiternelle humidité suintante et nous la montre moins austère, plus familière, rend plus attirante l’eau fraîche qui dévale joyeusement. Poupette, d’ordinaire parfaitement indifférente à tout ce qui n’est pas sa mer bretonnante, troublée par la beauté des lieux – objets inanimés, etc… – est étrangement silencieuse, une main abandonnée sur le bord du siège, près de moi. Je la saisis. Poupette se raidit, rougit, s’écrie soudain : « Arrête-toi ! ».

 Je voudrais bien, mais comment s’y prendre sur une route sinueuse et étroite. Je me gare en catastrophe sur le bas-côté, en haut d’un impressionnant éboulis qui domine l’Aigues. Si légèrement chaussée, Poupette s’est aussitôt élancée avec fougue dans la pente, comme à l’assaut d’une forteresse. Catastrophe, les pieds labourés par les pierres coupantes, elle va basculer, ses légers vêtements vont être lacérés, et elle avec. Je me lance à son secours. Inutile. Bien en équilibre, elle dévale l’éboulis avec aisance et dextérité. Les cailloux qu’elle entraine dans sa course ne risquent pas de la blesser, elle va plus vite qu’eux. Quand je parviens à mon tour au torrent, Poupette, la robe sous le bras, a déjà entrepris de traverser une eau qui bouillonne furieusement jusqu’en haut de ses longues cuisses. Je m’engage derrière elle, après l’avoir imité et mis mes jambes à nu, pour réaliser que je ne suis pas pourvu des mêmes échasses. L’eau bondit jusqu’à ma taille, me frappe avec une force que je n’imaginais pas ; je dois lutter pour ne pas être bousculé, entraîné vers les rapides que j’ai vus plus bas, assommé, noyé peut-être. Désespérément, je tente de prendre appui sur les plus gros galets du fond mais, poussés eux aussi par le courant, ils s’esquivent comme de vif-argents dès que je pose le pied dessus.

Enfin me voici sur l’autre rive. J’ai sauvé mon pantalon, en même temps que ma dignité, ouf ! Poupette est partie à la recherche de je ne sais quoi. Je l’aperçois et la rejoins près d’un carré d’herbe tendre. Elle a quitté non seulement sa robe mais le reste aussi, à vrai dire peu de chose.

– Asseyons-nous.

En fait elle s’étend sur le dos, s’étire au soleil, moi debout près d’elle, hésitant, tremblant dans des sous-vêtements dégoulinants d’une eau glacée. Ma camarade de classe s’est muée en une splendide femme que je contemple, médusé. Un corps parfait, une émouvante poitrine en devenir, un ventre délicatement rebondi, des hanches et des cuisses de rêve. Drapée dans sa nudité comme dans un costume d’apparat, elle me jette un œil méprisant :

– Ne sois pas stupide, quitte ce que tu as et fais-le sécher au soleil.

J’obtempère, ce qui ajoute encore à mon ridicule. Grelotant, mal à l’aise, avec ce qui aurait dû être ma fierté ratatiné par l’eau froide à l’état d’un ridicule vermisseau, je suis comme un conscrit face à une commission d’incorporation qui juge l’anatomie des recrues d’un œil sans complaisance.

– Allonge-toi !

Je tente d’obéir, mais je suis happé au passage, plaqué sur un corps chaud, brûlant même, qui ne tarde pas à me rendre la vie.

L’Aigues, ce fier torrent, a façonné un décor somptueux, dans un magnifique pays, sous un merveilleux et chaud soleil.

 

 

  1. Quand vous avez vécu avec des chiens, des chats, des lapins, des oiseaux et des cochons, la débauche n’a plus de secret pour vous. Isabella Rossellini, Quelque chose de moi, NIL éditions.
  2. Aigues-Mortes, le port d’embarquement de Saint-Louis pour les croisades, est maintenant loin de la mer, entouré de marécages, d’où son nom.

1 réponse

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *