L’Afrique,
le continent le plus fascinant,
qui a vu l’homme apparaître,
où le meilleur et le pire s’entrechoquent.

Accoudé à la rambarde du pont qui enjambe le petit bras du fleuve Sénégal, à Saint-Louis, j’étais horrifié. En fait de fleuve, c’était un cloaque, le plus abominable des cloaques, avec en guise de rives un amoncellement d’ordures jusqu’à, un peu plus loin, un cadavre de vache achevant de pourrir dans l’eau. Le plus terrifiant est que cet abominable liquide « alimentait » la population installée dans des huttes sur les bords, la seule « eau » à leur disposition, pour tous leurs besoins, la toilette, la cuisine et… la boisson bien sûr !

Pétrifié par ce spectacle cauchemardesque, je mis longtemps à remarquer en contrebas du pont trois jeunes filles que ma présence semblait vivement intéresser. Pour attirer mon attention, elles se mirent à danser en riant et, ce faisant, ôtèrent ce qui couvrait leur poitrine. Ainsi de l’immonde émergea la beauté. Trois déesses de bronze, d’un bronze animé, bien vivant, dont je percevais la douceur et la chaleur, à tel point que je vacillai.

Tel fut mon premier véritable contact avec le Sénégal. Le pire et le meilleur entremêlés. Le fleuve a-t-il été depuis débarrassé de ses immondices ?  Je n’ose imaginer qu’il soit resté en l’état.

Nous avions quitté Paris par un novembre froid, triste et pluvieux, comme il se doit. Quelques heures plus tard l’hôtesse annonça : « Nous venons d’atterrir à Dakar ; il est 23 heures et la température extérieure est de 28° ». Un murmure joyeux parcourut l’avion et les lainages qui avaient fait une timide apparition retournèrent bien vite dans les bagages.

Ainsi je fis connaissance de la nuit africaine, bruissante, chaude et parfumée, une nuit qui vous saisit et vous tient à jamais.

J’effectuais mon service militaire et j’avais demandé à être affecté à un service civil dans un pays en voie de développement. Ce fut l’Ecole Militaire de Saint-Louis, Sénégal, pour enseigner ce qui s’appelait Sciences Naturelles. Je me trouvais face à près de trois cents élèves africains, en uniforme, les cheveux courts, tous parfaitement identiques. Je devais apprendre à les reconnaître et appeler chacun d’eux par son nom. Ce fut possible à partir du moment où je sus distinguer, sous l’uniforme, la personnalité de chacun.

Mon travail consistait essentiellement à encadrer leur farouche volonté d’apprendre. Je tentais de les convaincre que la meilleure façon de retenir une leçon n’est pas le par cœur et que la nuit est aussi faite pour dormir. Je m’efforçais d’utiliser au mieux ce dont je disposais pour leur donner un enseignement concret. A l’aide d’un crâne de vache et de cheval, je leur montrais que les deux animaux broutent l’herbe de façon très différente. Je devais être vigilant car l’obéissance toute militaire de mes élèves et leur capacité à surmonter douleur et fatigue m’ont parfois pris au dépourvu. Ainsi, le jour où j’avais entrepris de leur montrer des cellules, à l’aide des quelques microscopes dont je disposais. Je leur demandais de se gratter légèrement l’intérieur de la bouche, moyen le plus simple d’obtenir quelques cellules, et de mettre ce qu’ils avaient récolté sous l’objectif. Un élève, croyant bien faire, était allé jusqu’à s’arracher avec l’ongle un morceau de joue !

Je devais préparer les terminales au baccalauréat français. Pour mes collègues, enseigner en France ou au Sénégal ne faisait aucune différence ; maths et physique n’ont pas de frontière et ne sont pas inféodées au climat. Il en est tout autrement des sciences de la nature. C’était ma première année d’enseignement et j’avais une haute idée de ma mission, avec pour modèle mon excellent professeur au Collège de Garçons de Grenoble qui m’avait appris la nature par l’observation et la déduction. Ce maître avait décidé de ma vocation. Oui, mais comment faire dans un pays où j’avais moi-même tout à découvrir, plantes comme animaux ? De plus, le début de l’année scolaire coïncide ici avec la fin de la saison des pluies ; il ne tombera plus une goutte d’eau avant juillet et tout se desséchera rapidement. Sans oublier que j’avais à enseigner le programme français qui fait bien peu de place à faune et flore africaines.

Le delta du Sénégal est formé d’une multitude de cours d’eau secondaires qui s’assèchent progressivement après les pluies, formant de gigantesques mares temporaires, les marigots, longs souvent de plusieurs kilomètres, lieux foisonnant d’une vie extraordinaire. J’étais tombé en arrêt devant un fabuleux poisson amphibie, dont j’appris le nom, Périophtalme. Dans l’eau boueuse des mangroves, on voit apparaître d’abord deux périscopes, deux yeux globuleux qui s’agitent dans tous les sens, comme si l’un et l’autre n’appartenaient pas au même individu, puis l’animal émerge en s’appuyant sur ses nageoires pectorales comme des pattes. On assiste de cette façon, en quelques secondes, à une évolution de quelques centaines de millions d’année qui a vu les premiers vertébrés sortir de leur élément aquatique et coloniser le milieu terrestre.

J’étais logé dans une maison de l’école située au bord d’un de ces magnifiques espaces.  Le matin, avant d’aller en classe, je m’attardais au spectacle de myriades d’oiseaux formant de gigantesques et fluctuants nuages multicolores. Une fatou (1) venait du village voisin prendre soin de mon alimentation. Avec les légumes de son jardin, qu’elle portait dans une cuvette émaillée perchée sur sa tête, elle me préparait de petits plats, surtout le traditionnel, le merveilleux, riz au poisson, avec manioc et herbes odorantes. Inoubliable ! Pour les villageois la vie était moins drôle. Je fus profondément traumatisé de voir des hommes travailler durement du matin au soir avec comme seule nourriture, pour toute la journée, un unique bol de riz. Je pris conscience que nous, occidentaux, sommes gavés à outrance. Beaucoup de nos maux viennent de là : si on donne à des rats en cage une nourriture qui leur plait, qu’ils ont la possibilité de manger jusqu’à satiété, ils vont l’ingurgiter jusqu’à crever, littéralement : une « Grande bouffe » au laboratoire. Nous, les humains, n’en mourront pas, mais beaucoup d’entre nous sommes malades.

Mais revenons au Sénégal. J’avais obtenu d’un pêcheur qu’il me prête une pirogue traditionnelle, faite d’un tronc de palmier évidé, dont le fond arrondi est parfaitement adapté à des eaux peu profondes, parfois quelques centimètres seulement. Très longue, elle se dirige de l’arrière à l’aide d’une pagaie, technique qu’il m’a fallu quelque temps pour maîtriser. Au départ, avec les alizés dans le dos, c’est relativement facile, mais il n’en est pas de même pour revenir. La pirogue doit être maintenue rigoureusement face au vent, sinon elle est irrésistiblement déportée et très difficile à ramener. Le soir, après les cours, je faisais d’interminables promenades. Je glissais lentement dans des forêts de roseaux, des océans de nénuphars, parmi les plongeons des guêpiers qui lancent des éclairs bleu-vert mêlés de rouge vif, les jeux bruyants d’énormes varans, les évolutions spectaculaires des pélicans, lourds hydravions qui battent l’air et l’eau longtemps avant de pouvoir décoller.

Jusqu’au jour où je restais figé, pagaie en l’air. J’avais entraperçu un animal inconnu, un dos rond, lisse, sombre, bien vite apparu et disparu dans l’eau. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Décidément, j’avais encore beaucoup à découvrir dans ce pays. Voyons, aucun hippopotame ici, ni dauphins, et le monstre du Loch Ness ne s’aventure jamais sous les tropiques. Les chevaux, qu’on voit souvent se promener parmi la végétation aquatique, pourraient difficilement jouer à cache-cache dans ce mince d’eau (2). Qu’avais-je à craindre ? Je décidais de poursuivre mes promenades en espérant identifier bientôt cette mystérieuse créature.

Il se passa plusieurs jours sans qu’elle ne réapparaisse. J’errais dans les roseaux, puisqu’elle semblait s’y complaire, jusqu’à la fin du jour. Il fallait que je sois prudent ; la nuit tombe vite sous cette latitude et dans l’obscurité il m’aurait été difficile de sortir de ce dédale. Enfin je la vis réapparaitre un soir où je m’apprêtais à rejoindre le village. Alors que j’avais l’œil rivé sur l’avant de la pirogue pour anticiper ses déviations, je l’aperçus, tout près de moi. Plus exactement, je crus apercevoir un visage de femme. D’étonnement, je cessai de pagayer et abandonnai mon embarcation au bon vouloir du vent.

J’avais vu le haut d’un corps de femme, splendide, alors que le reste était peu discernable. Une sirène, j’étais perdu ! Point de mat où m’attacher et personne pour me seconder. Un monstre, j’aurais pu l’affronter, mais que faire contre un animal mythologique ? Certes, nuls abysses où m’entraîner, pourtant je n’étais pas à l’abri d’une tentative pour s’emparer de ma faible personne.

En attendant, je devais remettre ma pirogue sur la bonne trajectoire. Quand j’y parvins, ma sirène avant disparu.

Comme je pouvais le penser, elle resta plusieurs jours invisible, pour réapparaitre alors que je ne l’attendais plus. Ce jour-là, elle nageait, plongeait, faisait surface, replongeait, se laissait porter, tournait sur elle-même telle une loutre, avec souplesse et volupté, offerte aux caresses de l’eau et de mon regard, car elle s’assura d’un œil de dauphin rieur que je la regardais – aurait-il pu en être autrement ?

La suite était écrite d’avance.

Le jeune Français que j’étais ne manquait pas de sollicitations. Pour les jeunes Sénégalaises j’étais l’exotisme, avec la promesse d’un Eldorado du nom de France. J’avoue que leur beauté sculpturale, dont elles n’étaient pas avares, me mettait souvent à l’épreuve, pourtant il était hors de question que je cède à la tentation, le désastre à venir n’étant que trop assuré. Restait le risque d’être confronté un jour à une tentation plus forte que les autres, irrésistible peut-être. Je pouvais m’attendre à tout, sauf à subir un abordage, au sens propre du terme.

D’où venait ma sirène ? Je ne l’avais jamais vue, ni à l’école, ni au village, ni à Saint-Louis, qui n’était autre qu’un village un peu plus grand que les autres. A l’évidence, elle n’était pas Ouolof, ethnie majoritaire au Sénégal, dont la peau si noire a frappé les Français lorsque leurs bataillons ont participé à la Libération de la France. Elle n’était pas non plus des Peuls, ce peuple de bergers du Mali proche, à la peau cappuccino, aux femmes grandes, belles, fières, dignes, avec un visage lisse et régulier. Une Dogon, peut-être, non plus. Une métis, oui, c’est cela une métis.

Ma pirogue était étroite et très instable, si bien que je devais contrôler le moindre de mes mouvements pour ne pas chavirer. Alors, comment a-t-elle pu se glisser à l’intérieur sans la moindre perturbation ? L’instant d’avant j’étais seul dans mon embarcation ; maintenant j’étais en compagnie d’une femme, et quelle femme !

« Bonjour ! » Je l’avais saluée machinalement ; elle me répondit d’un large sourire. Comprenait-elle seulement le français ? Qu’elle le comprenne ou non, je lui exposais que j’étais marié, que ma femme était en France, que je ne voulais en aucune façon la tromper, que je refusais énergiquement de me laisser entraîner dans une aventure sans lendemain, aux conséquences plus qu’incertaines.

Ce faisant je méditais aux incongruités qu’on nous assène dès notre plus tendre enfance. Dans la position où j’étais, je pouvais parfaitement vérifier, ce que je faisais longuement, attentivement, scrupuleusement même, sans doute aussi avec délectation, me promettant d’en témoigner plus tard, que les sirènes n’ont rien qui puisse s’apparenter à un poisson. Il m’était d’autant plus facile de le vérifier qu’elle était nue, tout simplement nue, d’une grande beauté, un corps parfait, une poitrine merveilleusement épanouie et surtout de longues cuisses fuselées. Ne pas perdre de vue pourtant que, même si elles appartiennent à l’espèce humaine, les sirènes n’en sont pas moins, hélas, extrêmement séduisantes, donc très dangereuses. Celle-ci ne dérogeait pas à la règle, loin de là.

Bon sang ne saurait mentir, surtout quand il se concentre dans une région bien précise du corps, ce qui ne put échapper au regard vigilant de ma sirène. Tout en m’écoutant patiemment, me souriant gentiment avec l’air de me comprendre parfaitement, elle avait posé la main dessus.

Elle me dégagea du peu de mes vêtements ; alors je fermais les yeux, non pas pour éviter de la voir, au contraire pour mieux sentir aller et venir sur moi ses mains fraîches au sortir de l’eau, puis le poids de son corps puissant et lisse, qui me paralysait, m’écrasait de plaisir. Je n’étais plus maître de moi, je m’abandonnai. Elle fit de moi ce qu’elle voulut, et le fit bien.

La scène se répéta au gré de ses réapparitions. Elle prenait l’initiative ; je m’en remettais à elle. Je me laissais aller à ses élans et aux balancements de la barque, qu’elle paraissait maitriser parfaitement ; les bords approchaient dangereusement de l’eau sans jamais, même au plus fort du tangage, aller au-delà. Quel bonheur que se soumettre au désir de cette splendide femme, accompagné du bercement de la pirogue.

Elle ne s’attardait pas avec moi. Aussitôt apaisée, elle se laissait glisser par-dessus bord pour rejoindre son élément liquide, avec la grâce et la souplesse d’un animal marin.

Vint le moment où je dus lui annoncer la fin de mon séjour et mon départ proche. Que faire ? Comment quitter une femme avec laquelle j’avais vécu des moments si forts, sans pourtant échanger la moindre parole. Comprendrait-elle ce que j’allais lui dire ? Peut-être avait-elle, dans son silence, échafaudé un avenir, nourri une espérance avec moi.

On se jette parfois au-devant de la catastrophe qu’on redoute : « Voudrais-tu venir avec moi en France ? »

Ma gêne était flagrante, elle s’en amusa franchement : « Je suis française ».

Avant qu’elle ne retourne d’où elle était venue, je dominai ma surprise : « Quel est ton nom ? ».  Au moment où elle atteignit l’eau, j’entendis « Myriam ».

Le retour en France fut un déchirement, pour moi comme pour mes camarades enseignants de l’Ecole. Dans l’avion, tout le Sénégal est repassé devant mes yeux. Les immenses bancs de poissons exotiques au large de l’île de Gorée, « haut lieu » de l’histoire de l’esclavage ; les fantastiques baobabs ; les villages où on nous offrait du lait dans de grandes calebasses et de la viande à laquelle nos papilles gustatives ne sont pas préparées, en nous rappelant fièrement De Gaulle, lequel venait  de mettre fin à la colonisation ; les pêcheurs d’eau douce, jetant leurs éperviers du geste auguste du semeur ; les pêcheurs de pleine mer, dont les barques aux couleurs lumineuses couvrent la plage au soir, déversant une profusion de poissons de toutes tailles, de toutes formes et de toutes couleurs ; le pays qui se couvre de vert tendre à la saison des pluies (3) ; les immenses arbres de la forêt de Casamance, ma fatou et son merveilleux riz au poisson. Mais aussi les moignons des lépreux, les cadavres d’animaux omniprésents, dévorés par d’énormes vautours que rien ne saurait détourner de leur lugubre festin. Et une population qui vit avec si peu, exposée aux pires maladies dont personne ne s’inquiète, sauf si elles viennent à nous menacer (4).

Tandis que la France se rapprochait, j’étais tenté de paraphraser Agatha Christie quittant la Syrie après plusieurs campagnes de fouilles archéologiques avec son mari (5) : J’ai été heureux.

llustration: photo Eddy Graëff

  1. Toute femme d’un certain âge est une Fatou, avec ce que cela implique de gentillesse et bonhommie. En Russie elle serait une babouchka.
  2. Charmante expression québécoise, à prononcer avec l’accent local.
  3. D’où le nom du « Cap Vert ».
  4. On appréhendait une épouvantable catastrophe sanitaire en Afrique du fait du covid-19. Ce n’est pas le cas semble-t-il. Nous devons en tirer la leçon ; voir : http://science-sapience.fr/covid-19/
  5. Agatha Christie Mallowan, La romancière et l’archéologue, Payot.
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