Je me rendais à un établissement financier pour rencontrer ma nouvelle conseillère. Elle allait me parler performances, rendements, ratios, court-terme, toutes choses absconses mais réputées indispensables pour une saine gestion de ressources qui ne sont pas illimitées.

On m’avait annoncé son nom : Cassandre. J’allais rencontrer la première Cassandre de ma vie.

Je me trouvais face à une femme bien faite, pas très grande, une de ces femmes agréables dont la beauté ne frappe pas de prime abord. Elle parla intérêts, assurance-vie, me montra des tableaux de chiffres, me présenta des feuilles couvertes d’une typographie dense, de celles dont on nous dit : attention, ne signez pas avant d’avoir lu soigneusement ce document, surtout les petits caractères – ce dont je ne tiens jamais compte, bien entendu.

Je suis peu à peu gagné par son charme. Souscription, exonération, fiscalité, dans sa bouche un chant de sirène. Je ne veux pas, je ne peux pas succomber. Ne pas la regarder, ne pas s’attarder sur son visage, ne pas imaginer ses lèvres à la fois souples et nerveuses sur les miennes, ne pas imaginer le goût de son baiser. Ne pas voir la naissance fortuitement (?) dégagée d’une poitrine si menue, si émouvante, les doigts longs et fins qui voltigent avec légèreté sur le clavier, les ongles bien dessinés, le vernis lie-de vin profond, à aucun prix n’entrevoir leurs caresses, se concentrer sur des documents dont les lignes partent en débandade, me narguent et se refusent à ma compréhension.

Enfin, quand j’eus approuvé tout ce qu’elle voulut et signé – non sans quelque appréhension, je l’avoue –  tous les documents qu’elle me présenta, j’en vins à l’essentiel et lui demandai si elle avait des origines grecques. Devant la négative, je réfrénais la tentation de pousser plus loin l’interrogatoire. Par hasard, maman n’aurait-elle pas passé des vacances en Grèce, alors que papa était bien trop occupé par ses affaires ? Car elle avait incontestablement une physionomie grecque, non la beauté classique des statues antiques, mais une authentique Eλένη (Elène). Solaire, sa peau irradiait une lumière dorée par les ajours d’un corsage de neige.

 Impassible, comme les chiffres qu’elle me présentait, elle cachait mal une vibrante passion intérieure. Pour le comprendre, mettez-vous face à une statue grecque, féminine bien entendu, et laissez-la vous imprégner. Regardez des pieds, longuement – ne voyez-vous pas comme ils sont attendrissants – remontez lentement le long du galbe du mollet, des cuisses, allez aux épaules arrondies, attardez-vous sur les bras déliés, remontez le cou si fin, allez au visage, perdez-vous dans la turbulente chevelure, revenez sur la bouche, le nez, les yeux, abandonnez votre regard sur la poitrine parfaite, le ventre délicatement rebondi, attendez, aussi longtemps qu’il le faudra, ne pensez à rien d’autre, alors vous verrez le marbre prendre vie. Vous serez le sculpteur face à une beauté bien vivante, qui s’efforce de rester immobile dans la pénombre de l’atelier quand elle n’aspire qu’à être inondée du soleil au-dehors, que sa chair appelle une autre chair, aussi douce et caressante que la sienne en même temps forte et enveloppante, son amant.

On n’appelle pas son enfant Cassandre par hasard, surtout Cassandre. La fille de Priam, roi de Troie, avait reçu d’Apollon l’art de la divination, sans pour autant accorder au dieu ce qu’il attendait en retour. Elle en fut punie. Ne pouvant pas la priver de ses dons, Apollon lui infligea une malédiction : plus personne ne croirait à ses prédictions. La condamnation peut paraitre bien légère, en réalité elle est terrible. C’est voir le malheur qui va frapper les siens, ses proches, et même l’arme qui nous est destinée – Cassandre a pu prédire sa propre mort – sans rien ne pouvoir faire.

Mais ne sommes-nous pas tous un peu Cassandre ; n’avons-nous pas, par moments, de fugaces visions de l’avenir que l’on nomme pressentiments et qui – quelquefois – se vérifient ?

« Ma » Cassandre n’était pas un mythe, elle était tout à fait réelle, bien qu’enveloppée d’une aura, fruit sans doute de mon imagination. En un mot, elle était digne d’un nom lourdement chargé. Souvent un nom sied parfaitement bien à la personne qui le porte, alors qu’il lui a été attribué avant même qu’elle ait pris forme. Il est vrai, le nom, ce signum individualis, est porteur de la mémoire des géniteurs, de leur histoire, de leurs qualités et leurs défauts (1). De leurs aspirations aussi. Par les gènes qu’ils ont transmis, par leur comportement, leur mode de vie, les parents pétrissent et modèlent leur progéniture, si bien que le nom reçu et la personnalité forgée s’harmonisent fréquemment.

Au-delà du cercle familial, la société est ce qu’on peut appeler un organisme d’ordre supérieur. Ses membres interagissent entre eux comme le font les cellules de notre corps, avec des éléments directeurs que sont les hormones dans un cas, les leaders dans l’autre. Chacun a la volonté, la nécessité même, d’intégrer un groupe, de se forger et d’afficher une identité sociale, d’où les modes, les traditions qui persistent. L’homme ne se distingue pas en cela des sociétés animales ; il a seulement pour lui une plus grande sophistication.

Allons encore plus loin. Les plantes elles-mêmes, bien que figées dans le sol et incapables de se déplacer, communiquent en réalité entre elles par toutes sortes de moyens. La pollinisation en est un, parmi bien d’autres. Il a été montré que les arbres d’une forêt communiquent entre eux par les racines (2), car la terre est bien vivante, peuplée d’une multitude d’organismes, bactéries, virus, lombrics et, surtout, champignons filamenteux – la face cachée de ce que nous voyons surgir de terre à l’automne. Sans eux nous ne serions pas ici, car certaines plantes qui nous sont essentielles leur sont étroitement inféodées. Ces champignons forment un réseau à l’intérieur duquel s’échangent des produits, des molécules, autrement dit des informations. Des chercheurs tentent de les utiliser pour rendre cultivables des zones arides, une idée porteuse d’avenir, j’en suis sûr. D’autres voudraient s’inspirer de leur organisation pour créer des réseaux de communication stables, robustes, à l’abri d’inévitables perturbations (3). Tout ce monde, dont on ne perçoit pas l’existence, constitue ce que les scientifiques appellent « underground network » autrement dit une société souterraine, avec ses conflits, ses compétitions, mais aussi ses entraides, et ses dangers qu’il faut affronter, comme les composés toxiques du sol. Une société qui s’enfonce bien plus profondément qu’on le pensait. On connaissait des bactéries qui colonisent la croute terrestre à des kilomètres de profondeur. On sait maintenant qu’on peut y ajouter des vers et sans doute d’autres métazoaires (les organismes pluricellulaires).

Tous les êtres vivants interagissent entre eux, étroitement, des infiniment petits aux plus grands, par tous les moyens imaginables.

Et voilà pourquoi ma conseillère était Cassandre, la bien nommée, et pourquoi j’étais sous son charme.

  1. A che serve il nome? Certo, è un signum individualis di un individuo, ma è anche presenza della memoria dei predecessori, della loro storia, dei loro vizi e delle loro virtù, delle sconfitte e delle vittorie. Andrea Camilleri, Inseguendo un’ombra, Sellerio (Palerme).
  2. Voir PeterWohleben,La vie secrète des arbres, éditions Les Arènes.
  3. EmissionX:enius, Arte.

Illustration: Cassandre, bronze (https://big-bronze.blogspot.com/search?q=cassandra).

3 réponses
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