Marseille, ports et rade Nord       

 

Je m’étais fait entreprendre par la voisine d’en face. Rien de bien anormal direz-vous, à ceci près que son immeuble était à bonne distance du mien. Comment se signaler à un homme dans de telles conditions ? J’invite celles qui seraient tentées par la chose à suivre ce récit.

En fin de semaine et par beau temps, ma femme et moi avions l’habitude de prendre le petit-déjeuner sur notre balcon, face à la rade de Marseille, sans mentir une des plus belles du monde, à peine moins vaste que celle de Naples mais tout aussi grandiose, avec de plus le massif de Marseilleveyre qui recèle les extraordinaires Calanques. Bien que moins élevées, ces collines me rappelaient les montagnes grenobloises, car faites du même calcaire que le Vercors ou la Grande Chartreuse. C’est ce que les géologues appellent le faciès urgonien, d’après le petit village d’Orgon, près d’Avignon, que je découvris en arrivant dans la région. Ainsi, en quittant Grenoble, mes montagnes m’avaient suivi. J’en connaissais tous les sentiers, toutes les falaises et je pouvais, de mon balcon, m’en rapprocher un peu à l’aide d’une paire de jumelles de théâtre en laiton terni, tout cabossé, sorti je ne sais d’où.

De fait, j’étais aux premières loges d’un théâtre. J’avais sous les yeux le trafic maritime vers la Corse, les départs du soir et les retours du matin, les gigantesques navires de croisière (c’était avant le coup d’arrêt de l’urgence sanitaire), le ballet des voiliers de plaisance ainsi que les mouvements aériens car la rade est l’axe d’approche de l’aéroport. Par temps de Mistral, les avions de Paris faisaient un « U-turn », comme on dit en Amérique, pour aborder la piste de l’aéroport par le Sud, si bien que, la nuit, deux projecteurs dirigés droit sur nous, se rapprochant dangereusement, faisaient irrésistiblement penser à l’attaque des tours jumelles de New-York. Je contemplais l’évolution des gabians (1) qui, à notre hauteur, planaient inlassablement, sans donner le moindre coup d’aile, se contentant d’ajuster rémiges et rectrices pour conserver la portance et maintenir leur trajectoire face aux sautes du vent. Quelle magistrale leçon de vol libre et quel spectacle dans les turbulences d’un fort vent d’Est ou du mistral ! Les oiseaux ne savent rien du théorème de Bernoulli (2), pourtant quelle science ! J’ai vu l’un d’eux descendre à la verticale, non pas en piqué, mais en réduisant la portance de ses ailes, comme un avion qui décroche, ou encore faire une brusque volte-face pour, au dernier moment, atterrir face au vent violent.

Les perruches, établies depuis peu à Marseille, merveilleux voiliers, sillonnaient le ciel avec des cris stridents, jetant de fulgurants éclairs d’un vert fluorescent. Le soir elles se précipitaient par petits groupes en direction du Nord vers leur abri pour la nuit, volant si vite qu’on n’aurait pu les remarquer sans leurs cris impérieux, comme des commandements pour diriger leur course folle. Comment imaginer qu’on puisse odieusement enfermer en cage ces maîtres de l’espace !

Et que dire des oiseaux migrateurs ? On s’interroge beaucoup sur leurs facultés d’orientation, ce qui n’est pas tout. S’orienter, c’est bien, mais pour suivre quelle route ? Comment savent-ils que le détroit de Gibraltar est le plus court chemin pour traverser la Méditerranée ? Et surtout, sans se nourrir, où prennent-ils l’énergie pour se maintenir si longtemps en vol ? David Jones (3) avance une réponse : les oiseaux migrateurs utilisent les turbulences de l’air. Leurs plumes, agissant de façon soit coordonnée soit indépendante, peuvent soit s’appuyer sur un micro-courant d’air s’il est favorable soit l’esquiver s’il est défavorable. C’est pour cette raison, dit encore David Jones, que les oiseaux ont des plumes. Oui, alors quid des migrateurs sans plumes, comme le Monarque, un papillon qui migre d’Amérique du Nord jusqu’au centre du Mexique ? Eh bien le papillon possède quatre ailes souples qui pourraient lui permettre d’exploiter de la même façon les turbulences de l’air. Oui, mais encore quid des animaux minuscules, tel le Phlébotome, un tout petit moustique porteur de la leishmaniose, responsable du bouton d’Alep et autres maladies plus sévères. Il est si léger que le moindre souffle, le moindre zéphyr dirait La Fontaine, devrait l’emporter, alors qu’en réalité il peut remonter le vent. Nous, les ballots de terriens, depuis toujours fascinés par les animaux capables de voler, sommes encore loin de tout connaître sur eux.

L’immeuble d’en face ne me gênait en rien, car il était assez bas. Il faisait face au nôtre, de sorte qu’il prenait le soleil le matin et nous l’après-midi, ce qui nous permettait de profiter de la belle fraicheur matinale. Un matin, alors que nous étions installés devant notre café-tartines-beurre-confiture (confiture faite par nos soins, bien entendu), je vis que la voisine mettait elle aussi à profit cette matinée lumineuse. Elle ne prenait pas son café, puisqu’elle s’était installée là pour repasser son linge. Encore une fois, rien de bien anormal, à ceci près, encore une fois, qu’elle devait repasser ses propres vêtements, puisqu’elle ne les portait pas sur elle, exception faite d’une petite pièce de fine dentelle, à l’évidence trop délicate pour supporter l’épreuve du fer.

Je contemplais tranquillement le charmant spectacle offert, sans m’étonner outre mesure. Je pensais à Lamartine et ses « rameurs qui frappaient en cadence [les]  flots harmonieux » car les mouvements de la belle repasseuse, non moins en cadence, faisaient se balancer, non moins harmonieusement, une resplendissante poitrine.

En réalité, j’avais déjà vu sa poitrine, plus exactement j’en avais vu un sein. Il y avait de cela plusieurs années. Il faisait chaud et ma voisine, déjà elle, avait abaissé un store qui la protégeait du soleil et la cachait, pas entièrement toutefois. Ce qu’il laissait entrevoir m’intrigua au point que je saisis mon instrument de théâtre, lequel m’offrit un charmant et surprenant spectacle. Je vis une poitrine adolescente, en réalité un sein, un seul. Cette jeune personne s’était mise à l’aise et ce que je voyais dans l’encadrement de la fenêtre et du store me bouleversa.

Oui, je fus profondément ému par la beauté de ce fragment de renaissance italienne, car ce sein faisait surgir quelque chose du plus profond de mon être. Les poitrines développées sont certes dignes d’intérêt – ne parlons pas de celles s’apparentent à un ballon de foot – mais les modestes ont souvent plus de personnalité et de charme. Celle que j’avais devant moi était encore bien autre chose. Je ne veux pas la décrire précisément ici, car ce serait entrer trop loin en moi, dans mon subconscient diraient certains. J’ai toujours été bouleversé lorsqu’il m’est arrivé, dans d’autres circonstances, pas nécessairement intimes, d’être en présence de pareil tableau. D’où vient mon trouble ? Peut-être Freud aurait-il pu m’aider à le comprendre.

Au moment dont je vous parle la voisine avait grandi, sa poitrine s’était délicieusement épanouie si bien qu’elle ne provoquait plus en moi qu’une émotion purement esthétique – hum !

Quand la scène se reproduisit un autre jour, j’eus des doutes, qui se confirmèrent par la suite. Il s’agissait bel et bien d’attirer mon attention : je ne vis jamais cette personne dans cette occupation et dans cette tenue en dehors de notre, ou plutôt de ma présence sur le balcon.

Puis arriva ce soir-là. La nuit était tombée et je travaillais à mon bureau lorsque, levant les yeux, je la vis, debout, immobile, face à moi. Elle s’était placée en pleine lumière, dans la tenue que je lui connaissais, vêtue – plutôt dévêtue – de cette fragile dentelle devenue familière et elle me regardait résolument. Je compris aussitôt qu’elle jouait son va-tout ; elle devait sans doute partir et m’adressait un ultime et désespéré signal pour tenter de me faire réagir.

Que pouvais-je faire ? Je ne fis rien et, comme prévu, elle quitta l’immeuble, sans retour.

Mesdames, vous êtes merveilleuses. Ce que vous voulez, je le veux aussi, de toutes mes forces, éperdument. Je voudrais vous donner tout ce que vous désirez, vous combler, vous anéantir de plaisir. Hélas, je ne suis qu’un pauvre homme, qui se débat dans ses contraintes, ses contradictions.

Ma belle voisine, tu m’as offert ton corps, ton magnifique corps ; même de loin, tu m’as donné ce bonheur, alors que moi hélas je ne n’ai rien su, rien pu te donner en retour.

Illustration: le lac d’Annecy, photo Didier Héroux

1. Gabiani en Italie, gabians en Provence, goëlands dans le reste de la France.

2. Le théorème de Bernouilli (1738) régit, entre autres, les déplacements dans l’air, donc le mouvement des avions, des voiliers, des oiseaux, etc…

3. Jones D, Air Craft, Nature 377, 5 oct 1995.