Je me promenais sur la Canebière, à l’époque grise et triste comme une prima donna délaissée. Je l’ai vue, je lui ai souri, elle m’a souri. Il y avait un banc, nous nous sommes assis. Je lui ai pris la main, elle a pris la mienne, tout simplement.

– Je m’appelle Daphné. Je suis d’Antioche.

Antioche, mais oui, je connais. Harbiyat et ses fraîches cascades surgies de tous côtés, au pied d’une immensité pierreuse. Daphné, le Bois-Joli des botanistes, Daphne laureola, non au Proche-Orient ce serait plutôt Daphne oleoides, selon Linné. Pour échapper aux assiduités d’Apollon, à défaut de #Me Too la jeune Daphné demande de l’aide à son père, lequel ne trouve rien de mieux que de la changer en laurier. Comment donc ! La mythologie grecque est aussi absurde et cruelle que nos contes pour enfants. Il est vrai qu’autour d’Athéna une bien jeune humanité se berçait de récits pour le moins abracadantesques, où les enfants naissent de la cuisse d’un monsieur, où les femmes séquestrent des hommes pour se reproduire – on ne leur a donc pas appris la parthénogenèse ? (1).  Il faut dire que de notre côté nous avons un loup qui avale une grand-mère en gardant son bonnet de nuit pour s’en coiffer et tromper sa petite-fille, une fine mouche qui dit, attendez, c’est quoi ces grandes dents ?

Que le lecteur me pardonne cette digression, je reviens à Marseille, d’autant que de grands yeux bleus interrogateurs, plongés dans les miens, me ramenèrent à la réalité. Bleus les yeux ? Non, pas du tout. Si, bien sûr, bleus, mais alors quel bleu ! De pâle qu’ils étaient, ils retrouvent leur intensité. Les yeux bleus ont cette faculté de s’affadir et  se revivifier, reflétant les émotions. Les voici qui m’enveloppent d’un camaïeu de bleu, un camaïeu en cercles alternés. Tous les bleus de la terre m’interrogent, surmontés d’une resplendissante blondeur. Là-bas, à Antioche on ne parle pas de cheveux blonds, mais jaunes, ni d’yeux bleus, mais colorés. S’ils ne sont pas noirs, fi des nuances. C’est le cas de ma – tiens j’ai dit ma – Daphné, souvenir des Croisés normands qui sont entrés dans Antioche, exactement le vingt et unième jour d’octobre 1098, si je me le rappelle bien (2). Ils ont généreusement semé le long de la côte levantine le gène OCA2 du chromosome 15, avec sa mutation ponctuelle responsable des yeux bleus (3). Pour le blond des cheveux, c’est une histoire de mélanine, moins exaltante.

Décidément, me voici de nouveau dans mes songes, alors ma nouvelle amie s’impatiente, se lève. Je ne veux pas la voir s’enfuir, je la retiens un moment et je sens bien qu’elle ne se libère de mon étreinte qu’avec regret : ses doigts glissent en caressant les miens.

Elle part ! Te reverrais-je, ici ? à la même heure ? Pour toute réponse j’ai un dos qui s’éloigne, un dos qui, je le sens bien, ne demande qu’à se retourner. Un dos et une blonde chevelure coulant sur les épaules pour s’épanouir dans le dos. J’ai un choc. La chevelure de la Vierge de la Garde ! La Vierge qui veille sur les marseillais, ceux qu’elle accompagne au long de chaque rue, ceux sur lesquels elle veille, des heures durant, avant qu’ils n’atteignent le Vieux Port. Une blonde chevelure comme il y en a tant, qu’on pourrait croire banale mais en réalité unique, reconnaissable entre toutes. Une vierge descendue de son monumental piédestal ; une vierge venue de l’autre rive de la Méditerranée et que je vois s’éloigner, sans conviction toutefois. Elle reviendra. Je le sais.

Il y eut un lendemain, puis bien d’autres. Notre relation ne fut pas sans relief, dans tous les sens du terme. La violence qu’elle abritait surgissait parfois pour me rappeler que sa personnalité était à l’image d’un pays où se battre est une question de survie. Malgré cela, même dans les moments les plus conflictuels, elle ne perdait jamais de vue l’essentiel et ne s’égarait pas à remettre en cause ce qui nous liait. Ne pas oublier le fondamental, une notion-phare que nous avons malheureusement perdue, à origine de bien de nos psychoses et de la violence bête et méchante qui nous entoure. Une violence qui a perdu sa raison d’être originelle et qui dérive. Elle est ancrée non seulement dans notre comportement mais aussi dans notre physiologie. Nous avons développé au cours des millénaires une virulente réaction de défense contre des ennemis particulièrement coriaces, les parasites – tels que les vers, et bien d’autres. Il a été montré que cette défense s’est retournée contre nous-mêmes sous la forme de maladies auto-immunes, dès l’instant où nos conditions sanitaires se sont améliorées et la menace parasitaire s’est éloignée.

Daphné ne connaissait que peu de choses en dehors de son pays. J’ai voulu lui faire découvrir le mien, la vallée de l’Ubaye nichée dans les montagnes, avec ses hameaux blottis au bas des pentes où les montagnards vivaient avec leurs bêtes pour profiter de leur chaleur, où émergent d’énormes monticules, des milliers de tonnes de pierres entassées à la main, de génération en génération, par des paysans acharnés à dégager de quoi planter quelques pommes de terre et semer un peu de seigle pour survivre sous ce climat.

Pour arracher au sol ces montagnes de pierres,

Combien de bras rompus, combien de corps meurtris !

Je l’ai conduite au col d’Allos. Je laissais la voiture gravir mollement les lacets. J’étais exalté. Ce spectacle si familier, j’allais le faire découvrir, et le redécouvrir moi-même par les yeux de Daphné. Je nommais les sommets, que j’avais tous escaladés, je montrais les mélèzes soyeux, les vallons, les torrents, les cascades. Sortie de la forêt, la route ondoyait dans la belle prairie alpine, verte et fleurie en cette saison. Daphné ne disait rien. On reste muet devant trop de nouveautés. Un moment elle s’anima comme une gamine à la vue d’une marmotte tranquillement installée sur un rocher, une fleur à la bouche, comme si elle posait pour nous.

Nous nous sommes assis sur l’herbe fine, parmi les pâquerettes, arnicas, myosotis, magnifiques, bien que hauts de quelques centimètres à peine à cette altitude. Je dis combien la montagne est changeante, de saison en saison, de jour en jour, d’heure en heure : Il y a un mois, nous aurions été dans la neige.

Je voulus lui faire part de mon expérience de montagnard. Je lui parlais de l’Alpe du Grand Serre, près de Grenoble. Le gravir en cette saison serait une promenade, mais au mois de février ce fut un calvaire. Nous savions que ce serait difficile. Les Grenoblois, dont j’étais alors, savent apprécier du premier coup d’œil l’état de la neige et nous avions parfaitement conscience d’avoir à progresser péniblement dans une neige poudreuse, où nos skis s’enfonceraient profondément. Pas de quoi décourager les alpinistes chevronnés et déterminés que nous étions. Nous n’avions pas prévu pourtant d’être noyés dans un épais brouillard. Alors que nous étions sur le vaste plateau du sommet, le ciel, le sol, tout est devenu soudain uniformément blanc. Nous marchions dans ce que nous pensions être la bonne direction lorsqu’un petit sapin apparut, surgi de nulle part puis, quelque temps plus tard, un autre, identique au premier. Au troisième, nous avions compris qu’il s’agissait toujours du même arbre et que nous tournions en rond.

Des chercheurs anglais et norvégiens ont montré que nous disposons d’un « GPS » logé dans notre cerveau. Il est l’étoile invisible qui nous indique où nous sommes, tandis qu’un circuit neuronal particulier s’active pour nous indiquer la route à suivre jusqu’au but fixé. Ces mécanismes ont été élucidés tout récemment et la découverte de ce GPS cérébral, dont tous les animaux disposent, y compris les insectes, a été récemment récompensée par le Nobel de médecine (4). Que se passe-t-il si, privé de repères, il devient inopérant ? Eh bien, alors que nous pensons marcher en ligne droite, en fait nous tournons curieusement en rond, formant des cercles très serrés. Cette bizarrerie a été confirmée par des expériences menées avec des volontaires dans le Sahara ou en forêt, sans qu’aucune explication physiologique n’ait pu être donnée (5).

Dans pareil brouillard nous étions en danger ; le Grand Serre a une face rocheuse vers laquelle nous risquions de nous diriger malencontreusement. Il fallait envisager de passer la nuit sur place et nous nous apprêtions à mettre en pratique les consignes de sécurité : pour ne pas mourir de froid la nuit en montagne, s’enfouir dans la neige. Elle offre une chaude couverture par une température sibérienne. Fort heureusement, le brouillard s’est dissipé, notre GPS et nos circuits cérébraux ont repris leur fonctionnement, si bien que nous avons retrouvé sans faillir la voie de descente.

Tout à mon exaltation, j’entends une petite voix « Ce pays est rude ; regarde, les fleurs ne peuvent même pas pousser ! » Je me tourne : Daphné est recroquevillée sur elle-même, angoissée, frigorifiée. Heureusement, le chalet du col est proche. Nous allons nous rétablir avec un bon chocolat chaud. Elle me dira plus tard combien elle avait été marquée par cette maison de bois, ces têtes d’animaux aux murs, ces gens chaudement vêtus et les boissons fumantes, en plein mois d’août.

Dans les Calanques marseillaises, avec le sol aride et le chaud soleil, Daphné se sentait chez elle. Plus encore, ce qui pour moi n’est qu’un décor – certes très beau – était pour elle un théâtre vivant. De culture arabe, elle était loin de ce qui nous a été inculqué, ce qui nous a formatés, le romantisme cette névrose, le rationalisme ce carcan. Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? Pour elle, une incongruité ; bien qu’inanimés, les objets sont vivants, tout simplement. Elle leur parlait et ils répondaient. Ce que notre esprit cartésien ne peut concevoir, donc rejette et méprise comme radotage, est en réalité bien autre chose, c’est ajouter de la vie à la vie. Daphné était constamment entourée d’êtres avec lesquels elle échangeait, conversait, partageait des mouvements d’humeur, joie, tristesse, allant même jusqu’à de véritables accès de colère. Dans la garrigue, une des premières plantes à sortir de terre au printemps est l’Euphorbe characias, ainsi nommée par Linné. Elle surgit plus vite que les autres, droite, haute, avec au sommet une inflorescence lui donnant, je l’avoue, mais peut-être suis-je influencé, un aspect arrogant et agressif. Daphné, elle, se sentait personnellement visée et répondait vertement à l’agression, immanquablement, à chaque rencontre. Or il se trouve qu’en arabe « charr » est la colère. Linné possédait-il des notions d’arabe ? Sans doute avait-il de cette plante la même perception que Daphné.

Pensée et moyens d’expression de la pensée vont de pair, de sorte que la langue arabe traduit bien cette perception des objets comme des êtres vivants. Ainsi, alors que nous parlons d’approcher une maison, l’arabe décrit une maison qui s’approche. Fidèle à elle-même, Daphné sursautait devant les peintures intitulées « Nature morte ». Regarde ces pommes, ce raisin, s’indignait-elle, sont-ils morts ? Ils regorgent de vie ! Jusqu’au jour où elle tomba à l’arrêt devant un Picasso intitulé lui aussi « Nature morte » qui représente… une tête de mort ! Elle jubilait : voilà une véritable nature morte ! Comme Picasso a raison ! De fait, je pense que le peintre devait lui-même être agacé devant ces « Natures mortes », en réalité bien vivantes.

Puis j’ai visité son pays, le pays qui a vu naître notre civilisation, les premières villes, la première écriture et l’alphabet, la première agriculture, les premiers animaux domestiques. Un pays de cocagne, où légumes et fruits se déversent en abondance sur les marchés, gorgés de soleil et de saveur, où d’énormes grappes de raisin sucré et craquant pendent aux treilles, où les radis, doux, sont comme des tomates, où se mêlent figues, pistaches, oranges, pommes, poires – qui n’a pas goûté ces poires-là ne sait rien d’un fruit.

Partout j’ai reçu le même accueil, Ahla oa sahla – bienvenue – avec toujours la même douceur dans la voix. J’ai vu la beauté des femmes, les citadines à la peau claire, les paysannes et les bédouines du désert, tannées, dignes. J’ai vu les grands yeux bleus hérités des Croisés et ceux, noirs, venus de l’Arabie Heureuse. Ces grands yeux nous entourent de toutes parts, dans la rue, dans les vitrines de magasins, les affiches publicitaires, comme dans les sculptures primitives ou les mosaïques grecques. Dans aucun autre pays je n’ai vu se côtoyer autant de populations variées, si contrastées. J’ai vu en tous lieux la noblesse et la dignité. J’ai senti le soleil franc, haut et fort, une chaleur qui pénètre au plus profond de nous-mêmes, nous « réchauffe les os » dit Daphné.

J’ai connu la douceur de vivre. Je n’étais ni le seul ni le premier. Les Grecs qui ont fondé Antioche, et après eux les Croisés qui ont conquis Jérusalem, tous ont été contaminés par le pacifisme et le bonheur de vivre des Orientaux (6).

La société arabe réputée machiste est en réalité matriarcale, même si la polygamie est officiellement admise – mais pas plus pratiquée qu’en France où elle est interdite – et si le droit des femmes n’égale pas (pas encore ?) celui de l’homme, notamment en matière d’héritage. Ici, comme dans toute la Méditerranée, la famille, l’élément central, fort, de la société est dominée par la mère. L’architecture elle-même est féminine ; quoi de plus féminin que les arabesques, l’expression la plus visible du génie de ce peuple. Les angles droits sont rares, pour ne pas dire inexistants ; tout n’est que voutes, courbes, arrondis.

La campagne n’a pas changé depuis le Christ ; de fait lui-même est toujours présent. Un chauffeur de taxi nous a conduits à sa rencontre dans la campagne. Le brave homme avait cru bon de justifier sa vieille Mercédès jaune : celle-ci, nous a-t-il dit, est pour les mauvais chemins que nous allons rencontrer. Il était clair pourtant que cette guimbarde était son seul bien, une « phares ronds » qui, malgré son état déplorable, aurait son prix en France comme voiture de collection.

Nous roulons, n’ayant cure de la tôle surchauffée, de la poussière et de l’air brûlant entrant à flots par les vitres baissées. Une voiture fermée et climatisée nous aurait isolés du monde que nous voulions découvrir, un monde fait de pierres et de chaleur, d’odeurs enivrantes, d’oliviers et de figuiers, de collines blanches et ocres et de terre rouge sang, où poussent oignons, cumin, gombos et qui au printemps se couvre d’un tapis vert tendre ou rose pastel. Voici le Christ, assis sous les oliviers, entouré de ses disciples ; le passage de notre voiture brinquebalante et bruyante ne saurait les distraire. Plus loin nous nous arrêtons pour grappiller quelques figues. Elles éclatent en bouche, nous inondant de miel chaud. Je comprends pourquoi les marchands ambulants de la ville crient assal ia tin ! ia tin ! (figues de miel).

De toutes parts, d’imposants châteaux perchés à mi-pente, ou de modestes villages en toile de fond sur les crêtes, nous contemplent du haut de leurs millénaires

A plusieurs reprises, notre chauffeur s’arrête près d’une maison pour engager avec l’habitant, apparemment une vieille connaissance, une conversation vive et chaleureuse. A-t-il tant d’amis ici ? Non, me dit Daphné, il s’enquiert de la route à suivre. Mais alors, pourquoi est-ce si long et animé ? Daphné ne daigne pas répondre à une question dépourvue de bon sens, une question venue d’ailleurs, d’un monde où parler à un inconnu est saugrenu, voire suspect. Aucune carte pour se diriger ici, dans ce dédale de chemins empierrés et de petites routes carrossables où bien rares sont les panneaux indicateurs. Un parent de Daphné, pour s’enquérir de sa route, a pour habitude de s’arrêter dans un village, s’assoir sur une de ces chaises déglinguées qui trônent devant chaque boutique et lancer à la cantonade « Ahmad ! ». Les Ahmad ne sont jamais bien loin. Ils s’approchent, avec eux quelques curieux, si bien qu’un attroupement se forme. Une boisson apparaît, bien souvent un maté, et s’engage une palabre au terme de laquelle, après un temps indéterminé, le chemin à suivre est éventuellement évoqué.

Notre voiture fait halte devant une modeste maison, entourée d’un muret de pierres sommairement entassées. Sur les paroles d’accueil mille fois entendues, nous entrons dans une pièce basse au sol de béton recouvert de tapis de laine colorés, avec quelques chaises basses disposées en cercle. Le Christ est là, sur l’une d’elles, animé d’un sourire serein et bienveillant, faisant écho à la chaleur de l’accueil. Quelqu’un apporte un verre et de l’eau de pluie recueillie dans une cavité naturelle, sous la dalle calcaire de la cour. Il n’a pas plu depuis des mois, pourtant l’eau est toujours claire et fraîche. Le verre va circuler de main en main. Par une attention particulière, Daphné et moi sommes servis en premier. La maîtresse de maison offre au Christ une galette de pain azyme, du piment broyé (nous sommes en août et des guirlandes de piments écarlates sèchent le long des murs blancs), accompagnés d’un petit bol d’huile, d’olive naturellement (en arabe les mots « olive » et « huile » ont la même étymologie). Repas littéralement biblique, parfois accompagné d’un oignon ou d’une tomate. Notre chauffeur n’est pas oublié. Il étale copieusement le piment sur le pain, l’enroule et le trempe dans l’huile. Alors son visage s’illumine, s’emplit de cette joie enfantine et profonde qui nait des choses simples. Je n’ai jamais vu de festin, aussi fastueux soit-il, procurer autant de bonheur que ce frugal repas. Je reconnais bien là les Orientaux  capables, non pas de se contenter – le mot est faible – mais de se satisfaire pleinement de ce qu’ils ont.

 

  1. http://www.levantin.com/pucerons/
  2. Les Routes des Croisades, Géo n°202, décembre 1995.
  3. Blue eyes or brown? Nature 2006, 444:522-3.
  4. Navigation with a cognitive map. Nature 2013, 497 (7447):42-3.
  5. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/entrez/query.fcgi?cmd=Retrieve&db=PubMed&dopt=Citation&list_uids=19699093
  6. René Grousset, l’Empire du Levant, Bibliothèque historique Payot.

 

Illustration : Apollo e Daphne, fresco, Museo archeologico di Pompei.