S’il vous plait, encore un tour de piste !

Jeanne avait été belle, très belle même. L’était-elle toujours ? L’est-on encore quand on a renoncé à séduire ? Elle ne cherchait plus le regard des hommes. Les jeunes ne la voyaient plus ; devenue transparente à leurs yeux ; les autres pensaient en la voyant « Je vaux tout de même mieux que ça ! ». Loin était le temps où, quand le désir la prenait, elle ne pouvait mettre un pied dans la rue sans que les hommes ne la flairent et la suivent comme des chiens.  Néanmoins elle prenait toujours grand soin de son corps, suivait régulièrement des cours de mise en forme, évitait tout excès sans pour autant se priver. Le grand miroir biseauté de son armoire reflétait un ventre plat, même si la peau n’était plus aussi lisse et si les seins avaient, certes, perdu de leur fierté d’antan, mais bras et jambes restaient fermes et bien modelés. Alors elle s’allongeait sur le lit et caressait son corps, puisque personne ne daignait le faire, en songeant aux larges mains de son mari, de grosses papattes qui auparavant savaient si bien la faire frissonner.

Le mari dont il s’agit dirigeait un de ces nouveaux centres de pouvoir et d’argent que sont les Assemblées Territoriales. A la tête d’un budget colossal, il était entouré de collaboratrices, secrétaires, stagiaires ou autres vacataires, toutes choisies pour leur grand professionnalisme et leurs grandes compétences, ce qui n’occultait ni leurs grandes qualités physiques ni leur grande disponibilité. De son bureau ministériel (la proposition sera bientôt inversée, on dira d’un ministre qu’il est installé tel un « Territorial ») par la porte constamment ouverte – sauf raisons de service – il appelait une de ces personnes dont un dossier requérait la présence auprès de lui. Elles étaient toutes impatientes de répondre à son attente, de l’assaillir de questions les plus urgentes, appuyées de regards qui disaient leur grand dévouement. Même  absent, sa présence restait forte, chacune n’ayant en tête que les instructions reçues, avec pour seule préoccupation de le voir satisfait d’elle à son retour.

Lorsque Jeanne s’avisait d’apparaître, elle ne rencontrait qu’indifférence. Ces dames, dans leur empressement auprès de leur maître, la contournaient sans la voir, comme un meuble encombrant. Quant à son mari, comment aurait-il pu lui concéder ne serait-ce qu’un regard ?

Son fils Jacques, digne de son père, grand, élégant, parlait, se déplaçait avec l’aisance et l’autorité naturelle de ceux qui reçoivent tout sans avoir à rien demander. Inutile de dire qu’il était très courtisé. Jeanne ne comptait plus les jeunes filles qu’il lui avait présentées, petites, grandes, boulottes, grassotte, magrotte [Mozart, Don Giovanni], belles brunes ou même cagoles marseillaises. Quand vint Valérie, Jeanne accueillit sans déplaisir cette menue rouquine, vive et charmante. Le soir, après le repas servi sans attendre un mari fantomatique, on alla dans le jardin. Valérie parlait sans cesse, pour les autres, pour elle-même. Elle venait de la campagne, adorait les roses, aimait la douceur de cette soirée. Elle jouait avec les plis de sa robe, esquissait des pas de danse qui montraient des jambes parfaites. Elle riait, fredonnait, modulait avec une étonnante facilité les harmoniques de sa voix, passant de tons aigres à chauds, clairs à éraillés, comme un rossignol chante, pour le plaisir, pour séduire. L’objet de ces rodomontades semblait ne rien entendre ; il attendait sans impatience que le temps passe et que l’heure soit enfin aux choses sérieuses. Le temps passait, en effet ; la nuit tombait sans que personne ne songe à rentrer. Enfin, Valérie s’approcha de Jeanne, ingénument :

– Je peux rester ce soir ?

– Que disent tes parents ?

– Ils sont d’accord.

– S’ils sont d’accord, alors reste.

Jeanne sentit sa poitrine se serrer douloureusement en pensant à la nuit d’amour qui attendait cette petite, alors qu’elle … Les jeunes gens montèrent vivement dans leur chambre et Jeanne alla se coucher sans attendre un mari qui rentrerait, s’il rentrait, on ne sait quand et qui, dans le meilleur des cas, ne lui octroierait qu’un baiser de convention.

Le lendemain matin, Jeanne eut une estomaguade – un coup à l’estomac dit-on à Marseille – voyant Valérie descendre les escaliers heureuse, ravie épanouie [Prévert, Barbara]. Cette chair repue, ce regard encore voilé de volupté, ces jambes qui supportent mal un corps lourd de plaisir, Jeanne les avait bien connus. Son mari savait alors si bien la satisfaire. Quand était-ce ? Hélas, c’était si loin. D’un coup, s’abattit sur elle le besoin irrésistible de connaître encore une fois, une dernière fois, cette béatitude-là. La fièvre la saisit. Combien d’années lui restaient encore à vivre ? Elle ne devait plus perdre de temps.

Elle courut au bureau de son mari. Par chance il était là, mâle dominant son troupeau de femelles. Ce qu’elle ressentit à ce moment ne fut pas une légitime jalousie, mais bien plutôt le violent désir de se fondre à ce troupeau, être femelle parmi les femelles. Elle aurait le droit, elle aussi, de virevolter autour de lui et d’être à son tour saillie. Elle se mettrait à quatre pattes s’il le fallait, dénudant sa croupe pour être chevauchée, pénétrée, emplie jusqu’au tréfonds de ses entrailles, ressentir encore une fois cette secousse qui se répandrait dans tout son corps comme une vague déferlante.

Personne ne fit attention à elle. Son rêve s’évanouit aussitôt. Elle n’était qu’une vieille femme ridicule et encombrante. Que pouvait-elle bien vouloir ici ? Rien, elle ne voulait rien ; elle repartit sans un mot.

Elle revint un jour où elle devait traiter une question urgente avec son mari. Inutile de penser au téléphone. Cette fois il voulut bien consentir à lui demander d’attendre. Tandis qu’elle patientait dans l’antichambre, un homme vint s’assoir près d’elle. Sans le regarder, elle sut qu’il n’était ni jeune ni « vieux », en somme un homme dans le bel âge. Elle sentait confusément qu’il n’était pas venu se placer là, près d’elle, par hasard. Elle en eut confirmation quand une main se posa sur son genou.

– Depuis combien de temps ces cuisses-là n’ont-elles pas été caressées ?

Voilà, il était à la recherche d’une femme cougar. Payer pour faire l’amour, jamais ! Elle n’avait jamais été payée et ne paierait jamais ! Pourtant elle ne protesta pas, elle s’entendit même répondre dans un souffle « …longtemps … » ; « Dommage ! » fut la réponse. C’est alors qu’elle remarqua sa robe subrepticement remontée le long de cuisses qui s’étaient insensiblement écartées, encouragement involontaire qui n’avait pas pu échapper à la sagacité de son voisin. Elle le regarda finalement. Un bel homme, en effet, qui lui souriait gentiment, sans affectation. Enfin il sorti, appelé à son rendez-vous ; ce fut tout.

Jeanne ne bougea pas, profondément troublée. L’empreinte de cette main d’homme était restée sur son genou, mieux, elle était remontée insidieusement le long de ses cuisses, jusqu’à faire naître en elle cette agitation qu’elle croyait ne plus jamais devoir ressentir, le désir. Tremblante, elle eut de la peine à se remettre sur pieds quand son mari la fit demander. Hélas, face à lui son émoi s’évanouit.

Elle revint un jour, sans raison, reprendre la même place. Folle, se disait-elle, je suis folle ; venir attendre un homme que je ne connais pas, que j’ai à peine entrevu ; reviendra-il seulement ? Elle était redevenue une adolescente en quête de son premier flirt ; une gamine, elle était redevenue une stupide gamine éprise d’une ombre !

– Bonjour !

Cette voix, c’était lui !

– Je vous ai vue en passant dans le couloir. Vous attendez quelqu’un ?

– Non, balbutia-t-elle, j’avais terminé ; je me reposais un peu.

– Alors venez.

Il la conduisit à la terrasse d’un café. Elle le laissa passer devant pour mieux l’examiner.  Parfaitement à l’aise, conduire ainsi une inconnue était pour lui le plus naturel du monde.

– Vous prendrez un café ?

– Oui.

C’était le seul mot qui pouvait se frayer un chemin au travers de sa gorge serrée. Elle saisit sa tasse à deux mains pour maîtriser son tremblement, but à petites gorgées en retardant le moment où il faudrait engager la conversation. Enfin, elle se lança.

– Que voulez-vous ?

Il avait l’air de s’amuser, mais avec indulgence.

– Je veux … vous faire plaisir.

– Comment ?

 – Comment faire plaisir à une femme comme vous ?

– Vous voulez… ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes désirable.

– Je suis vieille.

– C’est faux et je veux vous le montrer.

– Pourquoi ?

– Mais vous êtes une vraie gamine ! Suffit les « pourquoi ». Venez !

Elle le suivit à quelques rues de là, dans un petit appartement. Une garçonnière, bien entendu, se dit Jeanne, puis se ravisa. Dans son imaginaire, un « baise-en-ville » doit être impersonnel, sommairement meublé et réduit au strict nécessaire, un lit, une chaise, avec une porte donnant sur un petit coin toilette. Elle voyait au contraire une pièce aménagée avec goût. Un lit confortable – elle l’avait constaté en s’asseyant machinalement dessus – une petite commode de style, une bergère en bois de rose, dans un vase un bouquet de fleurs fraîches, oui fraîches, et quelques cadres, un paysage, une belle figure de jeune fille. La présence d’une femme transpirait ; sans doute la destinataire habituelle de ce lieu, se dit Jeanne.

Un nid d’amour. Mon dieu, je vais faire l’amour !

L’homme s’était agenouillé et lui avait délicatement ôté ses chaussures. Elle grimpa vivement sur le lit, s’allongea sur le dos, ferma les yeux pour mieux sentir des mains la déshabiller, explorer son corps, caresser sa peau au fur et à mesure qu’elle se dénudait. Si longtemps délaissée, Jeanne devait tout réapprendre, alors elle ne fit rien. Les caresses se firent plus insistantes, plus précises, jusqu’à cette fulgurance qui lui arracha un cri. Son amant dont elle ignorait tout, jusqu’à son nom, vint sur elle avec précaution, la pénétra délicatement, attentif, mais ne valait-il pas mieux qu’il soit moins patient et plus intempestif ? Elle craignait que lui échappe cette chance, cette ultime chance d’atteindre ce qu’elle n’espérait plus connaître, alors elle cria « Fais-moi jouir ! Si tu me fais jouir je te donnerais… » mais elle n’avait rien à lui donner, pas même sa chemise qu’elle n’avait plus. Aiguillonnée par sa propre voix, elle retrouva la fougue de sa jeunesse qui soulevait ses reins, raidissait ses cuisses, alors les vagues se formèrent, s’amplifièrent, la transportèrent, encore et encore, longtemps, là où elle n’espérait plus aller. Quand elles se furent calmées, Jeanne resta les yeux ouverts, le regard fixe, attentive à des remous qui parcouraient son ventre, ses bras, ses jambes, son corps entier.

Elle réalisa soudain qu’elle était seule dans la pièce. Est-ce un piège ? L’avait-il amenée ici pour la dévaliser ? Soulevée sur un coude, elle vit ses habits soigneusement posés sur la bergère, dans l’ordre où ils avaient été ôtés, son sac à main toujours en place. Elle se rassura et s’allongea de nouveau pour respirer dans les draps les effluves de l’amour, les relents de mâle mêlés à sa sueur.

D’un coup elle se vit telle qu’elle était, nue sur un lit qu’elle ne connaissait pas, dans un lieu qui lui était inconnu, ses sous-vêtements outrageusement exposés. Elle s’habilla rapidement et sortit en tirant délicatement la porte. Elle avait été tentée de laisser un simple mot « Merci !» puis se ravisa, pensant qu’il risquait de tomber dans des mains inappropriées. Alors elle descendit lentement les escaliers, appuyée à la rampe, ses jambes soutenant mal un corps lourd de plaisir, heureuse, ravie, épanouie.

 

Illustration: Picasso, Le Cirque

0 réponses

Laisser un commentaire

Participez-vous à la discussion?
N'hésitez pas à contribuer!

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *