J’ai passé enfance et adolescence à la campagne des environs de Grenoble, de sorte que mes amis étaient paysans et leurs sœurs bergères. Si garder les vaches n’est pas la seule activité des bergères, loin de là, c’était pour moi l’occasion idéale de les rencontrer.

Voyez cette image : assis dans l’herbe, à l’ombre d’un arbre, le dos appuyé au tronc, une bergère dans les bras ; des vaches paissent tranquillement près de nous, des nuages légers paressent dans le ciel bleu – les nuages légers paressent toujours dans le ciel bleu – la brise capricieuse apporte par moments un tintement lointain, ou même une voix rocailleuse étonnamment proche – en montagne les bruits voyagent facilement. Ajoutons un charmant gazouillis dans l’arbre – toujours charmant le gazouillis – et, avec un peu de chance, un insouciant renardeau – toujours l’insouciance de la jeunesse – passe au pied du champ, le nez dans l’herbe à la recherche d’un mulot ou toute autre bestiole qu’il devra surprendre d’un bond. Qui a prétendu que l’Eden était à jamais perdu ? Voyons, reprenons, le ciel bleu, le pré, l’arbre, les vaches paisibles, la bergère appuyée à votre épaule, votre visage dans sa lourde chevelure, qui dégage un puissant relent. Non pas qu’une bergère se néglige, bien au contraire, elle se savonne soigneusement sous la douche, chaque jour, après le travail aux champs et les soins à l’étable. L’étable, justement, voilà d’où vient ce puissant ammoniac qui vous monte aux narines, vous pénètre, vous suffoque.

Dans une ferme familiale, comme celles de mon enfance, chaque vache est un membre de la famille. On connait tout d’elle, évidemment son pedigree, sa date de naissance, ses périodes de chaleur pendant lesquelles il faut la conduire au taureau de la ferme voisine si on veut qu’elle produise du lait, et son caractère. Fichu caractère, bien souvent. Dans mes bras, une bergère m’apprit quelle hiérarchie indéfectible règne dans un troupeau. Elle me présenta ses bêtes une à une, avec fierté. « La Roussette, là-bas, est la plus gentille de toute ; elle ne se bagarre jamais et se laisse traire sans difficulté, seulement, attention, il faut lui parler avant, lui flatter le cou, sinon, quand tu t’approches des tétines, tu te retrouves les fesses dans le fumier. La Marguerite ne veut jamais rentrer à l’écurie ; elle fait mine d’obéir et, au moment de passer la porte, repart en courant dans l’autre sens ; va lui courir après ! Regarde, me dit-elle, la Clarisse là-bas, tout en broutant tranquillement elle va s’approcher de la Blanquette, lentement, par l’arrière, sans être vue puis, quand elle sera à sa portée, vlan, un grand coup de cornes dans le ventre. De fait, tout se passa comme dit. Le pré est un long fleuve tranquille !

Quand les bêtes vont regagner l’étable, la bergère va les attacher chacune à sa place, puis viendra la traite. Attention à respecter scrupuleusement l’ordre établi, sinon gare au coup de sabot. Auparavant le fumier aura été évacué et remplacé par de la paille propre. Puis la bergère passera sous douche, oui, mais elle aura beau ensuite se savonner, se frictionner vigoureusement, l’odeur sera toujours là, tenace, puissante, indomptable, dans sa chevelure.

Mon ami Joseph était en quelque sorte tombé dedans quand il était petit. Ce n’est pas une odeur de bouse qui pouvait le rebuter. Il avait expérimenté la chose avant moi et m’avait prévenu avec son bon sens paysan : « Les filles, il ne faut pas leur en promettre », autrement dit leur en donner.

Denise

Je n’eus rien à promettre à Denise. Le jour où nous avions organisé une petite réunion amicale, elle m’est littéralement tombée dessus. J’étais dans la force de l’âge, ou peu s’en fallait ; elle aussi, avec l’avantage d’être aguerrie aux travaux de force. Je n’étais pas en mesure de résister.

Denise montrait un visage assez peu fin, dégrossi à la serpe, déjà buriné, rougi par le grand air et le soleil, tout en cachant un corps splendide. Me voici donc dans le foin avec ce puissant corps de femme qui exhale une enivrante odeur de bête, de vie animale, ces seins pleins, ce ventre charnu, ces hanches solides, ces bras forts, prêts à faire émerger une nouvelle vie et la porter aussi longtemps qu’il le faudra. A la campagne, la vie est rythmée par les assauts des mâles et les mises bas des femelles. Comme le matin-même le taureau du père Bouvier avait monté la Rousse, j’allais monter Denise, avec des moyens certes plus réduits, mais tout de même satisfaisants.

En réalité, si la Rousse était toute disposée à la saillie, Denise ne l’était pas, du moins pas encore. Elle me le signifiait clairement en gardant obstinément sa culotte de coton épais. C’était exaspérant. Mes incursions en deçà se heurtaient immanquablement à une main de fer, inamovible, barrage infranchissable. De jour en jour, je tentais de passer outre, patiemment d’abord, puis, de plus en plus nerveux, avec force ; en vain.

Je devais changer de stratégie. Je savais où dormait Denise ; la fenêtre de sa chambre donnait sur un appentis qu’il me serait facile d’escalader. C’est donc avec la plus parfaite innocence que je lui proposais « Veux-tu que je vienne dormir avec toi ? ».

Sa réaction me surprit : « M’aimeras-tu toujours ? » et je m’entendis répondre « Non ».

J’aurais pu tergiverser, atermoyer, faire valoir qu’il faut du temps pour apprendre à bien se connaître, pour s’apprivoiser l’un l’autre. J’aurais pu aussi lui jurer un amour éternel. Elle n’aurait demandé qu’à se laisser convaincre, j’en étais sûr, si ce n’est dans sa tête du moins dans son corps, mais ç’aurait été gagner le lit d’une femme par la ruse, ce qui n’est pas dans ma culture. De toute façon ma réponse spontanée et incontrôlée avait clos le débat.

Adieu veau, vache, cochon, bergère dans le foin.

Joséphine

Joséphine était une amie de longue date, une amie d’enfance, presque une sœur. La ferme était pour nous le plus bel endroit du monde. Les caches sont innombrables, les jeux infinis, chercher où a pondu une poule qui chante, attraper les poussins, plonger dans le foin du plus haut possible, garder les biquettes, bien plutôt être gardés par elles. Il y avait dans la cour un immense bassin circulaire surmonté d’une grosse corde. L’un devait sauter au-dessus en se servant de la corde comme Tarzan d’une liane, tandis que l’autre s’évertuait à lui faire prendre un bain. C’était sans conséquence, nous étions généralement nus, mais l’eau était décidément très fraîche.

Le plus excitant était d’apprivoiser des pies. Savez-vous comment ? Au printemps, suivre l’évolution des nids d’après le piaillement des oisillons quand les parents viennent les nourrir. Ils doivent être assez grands, sinon ils ne survivraient pas, toutefois pas trop, sinon ils ne chercheraient qu’à s’envoler. Il y avait dans le « château » près de la ferme un immense séquoia, notre Tour Eiffel à nous. Tout en haut, au troisième étage, nous étions en plein ciel. La ferme, les champs, les animaux, tout paraissait petit. Là nichaient les pies.

Il faut confectionner un nid dans une pièce calme, un peu à l’écart, et y déposer deux ou trois petits. Au moindre bruit, les oisillons, qui ont encore les yeux fermés, pensant que leurs parents viennent les nourrir, ouvrent de larges becs, de véritables entonnoirs, en poussant des cris à vous fendre l’âme. Y déposer des vers, ou autres invertébrés, sans se laisser impressionner par des supplications à vous fendre l’âme ; surtout ne pas les gaver, ce serait les tuer. En âge de voler, ils ne vous quittent plus.

Ainsi, lorsque j’arrivais à la ferme, du plus loin qu’elle me voyait, une pie perchée sur le grand pin s’élançait en vol plané et, après avoir décrit une large et gracieuse courbe, se posait sur mon épaule, me picorait l’oreille, le nez, sautait sur ma tête en poussant dans son langage de pie des cris joyeux. Puis un jour elle devint nerveuse, le ton changea, devint moins enfantin, son vol décrivit des cercles de plus en plus vastes, enfin elle disparut. L’appel de la vie sauvage était devenu trop fort.

Nous grandissions aussi. Joséphine n’allait plus nue. Lorsque je l’entourais fraternellement à mon habitude, le contact de son corps m’était devenu étonnamment agréable. Plus d’épaules osseuses, de bras maigrissons et anguleux, tout en elle s’était arrondi, assoupli. Quelque chose de doux avait poussé sur sa poitrine. Entre ses cuisses, qu’elle ne savait toujours pas cacher, se passaient des choses étranges que je me refusais de voir et malgré tout me troublaient. Il n’y eut plus de jeux. Les frère-sœur de jeux n’étaient plus frère-sœur. Qui étions-nous donc, des amis, certainement pas, mais alors ?

Il me fallut partir. L’université de Grenoble était peu développée, hormis la Physique, portée par le développement de l’énergie hydroélectrique, sous l’impulsion de Michel Soutif (1) – les temps ont bien changé depuis ! Je suis allé « aux écoles », comme disait mon voisin, à Lyon. Plus de campagne, de prairie, de ruisseaux, d’arbres, j’étais pris au piège de la grande ville, prisonnier de la laideur des murs et des trottoirs, du bruit, de la fumée suffocante des poêles à charbon – là aussi tout a bien changé. Un autre monde, d’autres amis et amies, tellement d’autres préoccupations et intérêts. Joséphine, la ferme, étaient loin.

Je retrouvais périodiquement Grenoble pour le ski, la montagne ou les vacances. En passant je voyais la ferme de Joséphine, tout en bas. Qu’elle était devenue petite ! Un après-midi de juillet je vis le foin coupé, séché, prêt à être rentré et décidai d’aller offrir une aide qui serait certainement bienvenue.

Joséphine était devenue une solide et belle paysanne. Dans le grand pétrin qui servait de table à manger, où pouvaient prendre place une bonne vingtaine de personnes, elle pétrissait le pain qu’elle cuisait dans le grand four chauffé à blanc par des fagots de fayard, tandis que dans la cuisine se répandait le parfum de ses énormes tartes aux fruits du verger.

– Tu tombes bien, nous aurons besoin de toi demain, pour le foin.

Bien sûr, dis-je, en comparant mentalement ses bras aux miens. Je risquais de faire bien pâle figure lorsqu’il s’agira de soulever les lourdes fourchées.

Nous avons passé la soirée à discuter, assis sur le rebord du bassin où étaient les grands bidons de sa traite de la journée. Tout en parlant, nous en buvions de grandes rasades. Je ne connais rien de meilleur que le lait nouvellement trait, rafraichi dans l’eau d’une source. Cette nuit-là nous en avons bu beaucoup et parlé longtemps. Nous avons échangé les nouvelles des amis, commenté les couples qui s’étaient formés, certains prévisibles et d’autres plus inattendus ou même franchement étonnants, dont on supputait la chance de durer. Je brulais de lui demander : « Et toi, as-tu un petit ami ? ». Je ne l’ai pas fait. Joséphine m’aurait certainement retourné la question et nous aurions été entraînés là où je craignais d’aller. Être frère et sœur est une chance merveilleuse, en même temps qu’une barrière infranchissable ; ne plus l’être, c’est lever cette barrière, en perdant cette chance. En face de moi était Joséphine, ma Joséphine, mais elle habitait un autre corps, magnifique, que je brûlais d’avoir dans mes bras, oui mais il était habité par Joséphine.

La question est restée en suspens et nous sommes allés nous coucher, chacun de son côté.

Aujourd’hui le paysan, seul sur son tracteur-usine, confectionne d’énormes rouleaux de fourrage que des bras-leviers entassent sur une remorque. Alors c’était une autre histoire. Le foin séché était rassemblé, formant des andins qu’il fallait charger à la fourche sur une charrette. Face à un voisin venu en renfort, je devais arracher le plus de foin possible pour ne pas paraître ridicule et, alors que mes bras vibraient sous l’effort, près de rompre comme du bois sec, l’envoyer haut sur la charrette, où Joséphine le rangeait soigneusement. Elle veillait à ce que le chargement soit bien équilibré, pour affronter les cahots du chemin sans verser. Parvenu au pied de la grange, une énorme griffe hissait la charge, qu’à mon tour je devais ranger à l’intérieur du bâtiment en un édifice stable. Avec méthode, je disposais en premier lieu les bords, en sorte qu’ils soient bien droits puis, après seulement, je garnissais le centre.

Quand vinrent les derniers chargements, les bras rompus j’entassais le foin autant que mes dernières forces me le permettaient. Alors, se servant de la griffe comme d’un ascenseur, Joséphine monta inspecter mon travail. Dans la conduite de la ferme, elle était intraitable. A son regard, je compris immédiatement que le jugement ne serait pas bon. Elle s’approcha vivement de moi pour m’en faire la remarque, quand tout s’écroula. Accrochés instinctivement l’un à l’autre, nous fumes emportés par l’avalanche. Totalement enfoui, le foin entrait dans ma gorge, m’étouffait, m’aveuglait, me collait à la peau en sueur, me labourait comme mille épines. Je me débattais pour regagner l’air libre, lorsque je sentis deux bras puissants m’entourer et me soulever comme un bouchon.

Loin de m’entrainer dans les abysses, une sirène m’avait sauvé des eaux. Oui, mais c’était pour aussitôt me plonger dans un autre abime, plus profond encore, celui-là, fait d’ivresse et d’extase. Dans les profondeurs obscures où nous étions tombés l’un sur l’autre, le monde n’était plus. Il n’y avait plus que deux corps ruisselants de chaleur et de désir, deux corps qui enfin se touchaient et se reconnaissaient. Ce jour-là ma sœur et moi avons fait l’amour sans commettre d’inceste, respiré les vapeurs sulfureuses d’une transgression qui n’en n’était pas une, dévoré notre propre chair qui pourtant n’était pas nôtre.

Illustration: une vache et son veau. Ivoire antique; origine indéterminée

(1) L’énergie hydroélectrique était pour nous grenoblois une révolution, la « houille blanche ». Le premier barrage construit en France, le Chambon, est allé d’avatar en avatar ; d’abord les arbres laissés en place lors de la mise en eau de la retenue se sont accumulés au pied du barrage, interdisant la manœuvre des vannes ; et récemment un pan de ma montagne a glissé dans le lac, entrainant la route de Grenoble. Par un processus similaire, à Marseille la Biochimie s’est développée sous l’impulsion de Pierre Desnuelle, à partir de l’importation des huiles destinées à la fabrication du savon. Elle n’est plus maintenant qu’une science « ringarde », supplée (mais non remplacée) par la biologie moléculaire, en attendant que celle-ci ne soit supplée à son tour, peut-être par la biologie quantique.

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