Je venais d’arriver à Marseille ; Angèle venait d’entrer en troisième cycle universitaire. Pas très grande, bien proportionnée, d’abondants cheveux blonds, de mignons seins ronds et un sexe de jeune fille pure qui, hélas, diffusait un manque flagrant d’hygiène. Ces derniers détails me furent révélés assez rapidement. Je lui proposai un soir de la raccompagner, puisqu’elle habitait mon quartier. Il faisait un fort mistral ; je découvrais ce formidable maestrale qui domine tout, façonne le paysage et conditionne la vie des habitants. Les majestueux pins parasol eux-mêmes, ces colosses, courbés, tordus, portent les stigmates de ce qu’ils ont subi dans leur jeunesse. Les rameaux des buissons, qui ne peuvent que subir, gardent imprimés dans leur longue chevelure les tourbillons du vent. Lorsque le ciel était lourd et bas, chose que je subissais à Grenoble des jours, voire des semaines durant, je guettais au Nord l’apparition d’une fine bande lumineuse, signe que le mistral se préparait. Je savais alors que, miracle, une heure plus tard nous aurions les yeux inondés de lumière. Je ne m’en lassais jamais.
Ce jour-là j’allais à la Madrague de Montredon pour ressentir sur ma poitrine, face à la mer, cette puissante fureur. Quand elle voulut sortir de la voiture, ma frêle compagne aurait été emportée si elle ne s’était blottie dans mes bras. Elle trouva le refuge à son goût et y resta. Elle ne me lâcha plus et me suivit dans ma chambre avec le plus grand naturel.
J’étais à l’époque en rupture de famille, donc sur la paille comme il est de règle dans ce cas-là. J’avais loué une chambrette sous les toits du centre-ville, pourvue de ce qui m’importait le plus, un grand lit et une belle vue sur Marseille et ses collines. Je pouvais voir l’ascenseur (1), le funiculaire de Notre-Dame de la Garde, La Vierge de la Garde disent les Marseillais. En réalité il avait été désaffecté, faute de pouvoir remplacer son ingénieux « système moteur à balance d’eau » devenu désuet. Gaston Defferre, avait refusé une modeste contribution de la mairie pour le remplacer, par réflexe anticlérical primaire. L’ensemble fut malencontreusement démonté peu de temps après, alors que la basilique, avec sa colossale statue de la vierge et ses merveilleuses mosaïques, est devenue la Tour Eiffel marseillaise. Ce n’était hélas qu’un épisode du long et interminable démantèlement de la Marseille historique. De la ville grecque, il ne reste rien ; de la ville romaine, il ne reste rien a dit, désappointé, Victor Hugo, aussitôt reparti. Gaston Defferre, toujours lui, a poursuivi méthodiquement cette sinistre besogne pour installer en bonne place sa clientèle électorale. Le camp de Jules César, venu assiéger la ville qui lui avait préféré son rival Pompée, a fait place à un ensemble immobilier déplorable, dont la construction a sapé les fondations de la splendide, exceptionnelle, église des Carmes, laquelle attend le bon vouloir des Monuments Historiques pour être sauvée de la ruine. Des tours hideuses ont été plantées au cœur même des vestiges grecs, près du port antique, que seule l’intervention énergique d’archéologues marseillais a pu partiellement arracher aux bulldozers du maire ravageur.
Fort heureusement divers travaux de parkings et de voirie ont fait resurgir quelques vestiges gréco-romains dignes d’intérêt, préservés et rassemblés au remarquable Musée d’Histoire de Marseille.
En dehors du laboratoire, qui occupait tout mon temps et mon esprit, je jouissais, comme disent les Italiens, de cette ville atypique où je me sentais adopté, de la Provence, son soleil, son mistral. Notre-Dame-du-Mont était à cette époque, pourtant pas si lointaine, le ventre de Marseille, avec les fruits et légumes du Cours Julien, les commerçants traditionnels, le grand marché de la Plaine située, comme son nom de l’indique pas, sur une colline, maintenant éventrée. Chaque soir je veillais à rentrer avant vingt heures pour acheter les deux choses que j’avais découvertes, qui me comblaient et dont je ne me lassais pas, un camembert de chez Bataille, la caverne d’Ali Baba des amateurs de fromage, et un quart d’olives de Nyons. Tel était mon repas, avec un vin du Lubéron, modeste, à l’image de mes ressources, mais choisi avec soin ; « un VDQS » me dira un ami, mieux loti que moi, avec une certaine hauteur.
Tout cela n’est plus. Le quartier s’est marginalisé.
Angèle avait donc grimpé derrière moi le petit escalier aux charmantes tommettes de terre cuite rouge typiquement marseillaises et, toujours avec le plus grand naturel, se dégagea gentiment de ses vêtements, à l’exception toutefois du dernier. Je me délectai de ce petit corps offert, cette peau douce, ces seins fermes. Quand je voulus poursuivre l’exploration, impassible, comme détachée, elle me laissa franchir sans broncher la fragile barrière qu’elle avait laissée en place, jusqu’à : « Aie, tu me fais mal ! ». Vierge ? Tout de même étonnant à son âge !
On ne connait pas vraiment une femme sans rien connaître de son odeur intime. C’est toujours une découverte forte, le plus souvent agréable, très rarement déplaisante. C’est aussi un objet marchand : on peut acheter sur le net de petites culottes avec la mention « Garantie portée 15 jours minimum ». Nous ne sommes pas des animaux, puisque Dieu qui nous a faits à son image, mais pour tout accomplir dans les six jours impartis, le créateur a dû conserver bien des éléments qui, les biologistes le constatent, se retrouvent d’une création à l’autre, homme compris. Comme les autres, il use de l’odorat pour connaître la réceptivité de sa femelle et en aviser son propre corps. L’odeur fait partie de ce que les scientifiques appellent la communication chimique, la forme de communication développée dès les tous premiers organismes apparus sur terre et conservée depuis par l’ensemble des êtres vivants. L’information que l’odeur véhicule est « traitée » par une région particulière du cerveau, le système limbique, ce qui dit bien son importance dans les relations animales et sociales (d’où l’importance du parfum).
C’est, je crois, François Ier qui écrivit à sa maîtresse « ne vous lavez plus, Madame, j’arrive dans quinze jours ». Il semblerait donc que ce laps de temps soit un délai, disons optimal. Dans le cas de la petite allongée sur mon lit, la limite était hélas dépassée !
Angèle venait me voir de temps à autres le dimanche matin, sans prévenir. Elle se déshabillait tranquillement, comme si elle n’avait pas quitté sa chambre, marquant toutefois un temps d’arrêt avant de se dénuder tout à fait, dans l’attente de mon invite. Elle me signifiait ainsi clairement la limite qu’elle ne franchirait pas. Je pouvais l’avoir nue, soit, mais la suite était sous réserve. J’attendais alors quelques instants avant de lui ouvrir mes draps, afin de profiter de ses rondeurs, bien mises en valeur par une culotte enveloppante, de couleur souvent originale.
Dans mon lit, nous faisions ce que tous jeunes gens font avant que la damoiselle ne se décide à franchir le Rubicon. Nous en avions pourtant l’un et l’autre passé l’âge. Ce qu’elle m’offrait n’était pas sans intérêt et je ne manquais pas de compensations par ailleurs ; c’était tout de même irritant. Lorsque je le lui fis savoir de façon peu amène, elle ne se démonta pas : « Adresse-toi à une fille intéressée » dit-elle, « ce n’est pas ce qui manque » ajouta-t-elle de sa petite voix innocente. Imparable ! Se réservait-elle à son futur mari ? Je lui avais clairement fait savoir que je ne serai pas celui-là. « Non, ce n’est pas ça ». De quoi d’agissait-il donc ? Je n’eus pas la réponse si bien qu’un jour, excédé, je la mis dehors. Je pris un livre pour tenter de calmer ma frustration, jusqu’à ce qu’un léger bruit derrière la porte, comme un doux gémissement, m’intrigue. Un animal, un chat ? J’ouvris. Angèle était là, assise par terre, tournant vers moi un visage résigné, aux yeux humides. C’était bien un chat, triste et suppliant. Que faire, si ce n’est le recueillir ? Voilà, j’étais en compagnie d’une chimère, un chat à corps de femme.
L’après-midi nous allions nous promener. Je découvrais ciel bleu, collines, pins parasol, pins d’Alep, buissons ardents, herbes odorantes (2). Moi qui ne pouvais imaginer m’éloigner des Alpes, je les retrouvais ici, dans les Calanques, en moins grandioses mais tout de même spectaculaires, avec l’avantage de les avoir à portée de main. Ces rochers, ces escarpements ont été formées par les mêmes coraux et les mêmes coquillages que les formidables falaises du Vercors. Je n’étais pas dépaysé.
Mon petit animal ne disait rien, se contentait de me suivre, marchait quand je marchais, s’arrêtait quand je m’arrêtais. Lorsque je m’asseyais, mon chat à corps de femme se blottissait entre mes jambes. D’une main je caressais le chat et de l’autre la femme, mettant à profit des ouvertures judicieusement placées sur les côtés du pantalon. Les couturières qui confectionnaient jadis des robes longues jusqu’à terre, ne manquaient pas de ménager des ouvertures latérales propices au « fouillage », avec pour mesure une « grande main d’homme » (3). C’est ainsi que je découvris la région marseillaise, marchant, contemplant, caressant.
Un jour inévitablement Angèle rencontra l’homme de sa vie. Elle qui était toujours quelque peu négligée soignait désormais sa tenue. Elle allait vêtue d’un beau pantalon rouge lequel, pas plus que les autres, n’avait d’ouverture à l’avant. Elle formait avec ce jeune homme ce qu’il est convenu d’appeler un couple bien assorti, de sorte que je pensais, avec je l’avoue un peu d’amertume : voilà le loup, certes pas trop méchant, qui va manger mon Petit Chaperon devenu rouge.
Je me trompais. A mon grand étonnement, Angèle frappa de nouveau à ma porte un dimanche matin. Sans un mot, ignorant ma surprise, elle se déshabilla à son habitude, cette fois entièrement et sans hésitation, puis entra résolument dans mon lit. Elle a donc offert sa virginité à son futur et peut maintenant batifoler à sa guise, pensais-je.
Je me trompais encore. Je me glissai entre ses jambes pour, enfin, goûter à ce qu’elle m’avait jusqu’ici refusé. Pourtant, à la première tentative elle fit un bond en arrière, bouleversée. J’avais ressenti une résistance anormale. Se pouvait-il qu’elle soit encore vierge ??
Je ne lui demandai rien. On ne pose pas de question à un chat. D’ailleurs la chose me paraissait claire. Nul doute que son fiancé s’était vanté de ses conquêtes, le stupide fanfaron ; alors, allait-elle lui apparaître innocente et pure comme au premier jour ? Pas question ! Elle devait se débarrasser de ce témoin d’une virginité maintenant déplacée. Telle était la tâche qui m’était à l’évidence dévolue.
Il me fallait reprendre la question où nous l’avions laissée, cependant Angèle, apparemment traumatisée, s’était repliée sur elle-même et semblait ne pas vouloir aller plus loin. Je lui fis voir avec douceur qu’une porte doit être ouverte ou fermée, si bien qu’elle se détendit et reprit la position. Ce moment d’incertitude m’avait décontenancé, aussi je pris sa main pour qu’elle me vienne en aide, ce qu’elle fit, maladroitement mais avec conviction, me rassurant pleinement sur ses intentions. Quand elle jugea l’outil convenablement forgé, elle me l’abandonna.
J’ai gardé un souvenir détestable de la première fois, où nous étions tous deux vierges. On nous rabat les oreilles avec le pucelage des femmes, alors que nous les hommes sommes dans la même situation. Il nous faut libérer le gland, ce qui suppose là aussi un déchirement tissulaire. Un « grand » m’en avait averti, sans me donner plus d’information. La difficulté est que, au moment critique, le garçon a beau écarquiller les yeux et ce qu’il a sous les yeux, aucune voie d’accès n’est visible. Et que fait mademoiselle pendant ce temps ? Rien, elle ne fait rien ; elle a pris la pose et attend, un point c’est tout ! Le garçon doit tout savoir, tout pouvoir. Il est vrai que les adolescents ont maintenant à leur disposition une abondance documentation illustrée, avec tous les détails anatomiques et de procédure qu’ils peuvent souhaiter. Il n’empêche, je pense qu’au dernier moment rien n’a fondamentalement changé pour eux.
Bien entendu, avec Angèle je n’ignorais rien de la marche à suivre. Sachant qu’une opération chirurgicale doit être exécutée sans trembler, je tins la patiente d’une main ferme, de l’autre je saisis le bistouri et j’incisai résolument. Elle s’effondra aussitôt en larmes, comme la petite fille qu’elle n’était plus. L’émotion de franchir le cap vers sa vie de femme, sans doute, la douleur aussi, car j’étais clairement face à une porte étroite [André Gide]. Je n’insistai pas.
Angèle partie, je regardai mon drap. Deux gouttes de sang, une sombre et une écarlate, paraissaient s’appuyer l’une sur l’autre. Voilà ce qui restait d’une vie de jeune fille sage, pour autant que sage une jeune fille puisse être. Pendant plusieurs jours je ne la revis plus que de loin, toujours en compagnie de mon remplaçant. Elle a mené à bien sa préparation au mariage, pensai-je, je ne la reverrai donc plus.
Je me trompais une fois encore. Une quinzaine de jours s’était écoulée, lorsqu’elle s’approcha de moi. « Je saigne toujours » me confia-t-elle, confirmant que l’opération avait été assez traumatisante – au moins son objectif était-il pleinement atteint – puis : « S’il me prend un jour un grain de folie, je viendrais te voir ». « Avec plaisir », dis-je, dans toutes les acceptions du terme, pensai-je. De fait, Angèle me demanda un soir de la raccompagner, et me suivit de nouveau dans le petit escalier aux tommettes rouges. Ainsi le Petit Chaperon Rouge s’allongea sur mon lit. Il était venu de lui-même se mettre sous la dent du loup ; pas de doute cette fois rien n’allait m’empêcher de le croquer, le dévorer, tout cru, de haut en bas et de bas en haut. Je sentais ce corps s’abandonner, enfin. Je caressais au travers de l’étoffe des cuisses qui s’écartaient imperceptiblement. Je m’attardais sur un pubis qui emplissait parfaitement la paume de ma main. Je vérifiai que le pantalon rouge était pourvu des ouvertures attendues et je m’apprêtai à les mettre à profit, comme si souvent, cette fois pour la bonne cause, quand un coup de sonnette retentit. Après un moment d’étonnement, je repris ma marche vers le paradis, lorsqu’un second coup m’arrêta. J’allais ouvrir, pour voir mes parents debout sur le seuil. Ils avaient eu l’excellente idée de me rendre visite, sans prévenir, et précisément à ce moment-là !
Le Petit Chaperon Rouge s’enfuit et court encore [La Fontaine]. Il était dit que jamais je ne réussirais à le dévorer entièrement !
Illustration: une des gargouilles-chimères de Notre-Dame de Paris.
- L’Ascenseur a été construit par les ateliers Eiffel. Pendant soixante-quinze ans, il a transporté jusqu’à deux cent cinquante mille personnes par an (actuellement ce seraient plus de deux millions). Il a été décrit par son concepteur comme « ascenseur » pour échapper aux règles administratives tatillonnes appliquées aux funiculaires. Source : Robert Levet,Cet ascenseur qui montait à la Bonne Mère, Tacussel éditeur.
- En zone aride les plantes doivent se prémunir des herbivores sous peine d’être anéanties ; les substances aromatiques qui font notre régal sont en réalité, tout comme les épines, des moyens de défense.
- Michel Ragon,Un rossignol chantait, Albin Michel.
Je venais d’arriver à Marseille ; Angèle venait d’entrer en troisième cycle universitaire. Pas très grande, bien proportionnée, d’abondants cheveux blonds, de mignons seins ronds et un sexe de jeune fille pure qui, hélas, diffusait un manque flagrant d’hygiène. Ces derniers détails me furent révélés assez rapidement. Je lui proposai un soir de la raccompagner, puisqu’elle habitait mon quartier. Il faisait un fort mistral ; je découvrais ce formidable maestrale qui domine tout, façonne le paysage et conditionne la vie des habitants. Les majestueux pins parasol eux-mêmes, ces colosses, courbés, tordus, portent les stigmates de ce qu’ils ont subi dans leur jeunesse. Les rameaux des buissons, qui ne peuvent que subir, gardent imprimés dans leur longue chevelure les tourbillons du vent. Lorsque le ciel était lourd et bas, chose que je subissais à Grenoble des jours, voire des semaines durant, je guettais au Nord l’apparition d’une fine bande lumineuse, signe que le mistral se préparait. Je savais alors que, miracle, une heure plus tard nous aurions les yeux inondés de lumière. Je ne m’en lassais jamais.
Ce jour-là j’allais à la Madrague de Montredon pour ressentir sur ma poitrine, face à la mer, cette puissante fureur. Quand elle voulut sortir de la voiture, ma frêle compagne aurait été emportée si elle ne s’était blottie dans mes bras. Elle trouva le refuge à son goût et y resta. Elle ne me lâcha plus et me suivit dans ma chambre avec le plus grand naturel.
J’étais à l’époque en rupture de famille, donc sur la paille comme il est de règle dans ce cas-là. J’avais loué une chambrette sous les toits du centre-ville, pourvue de ce qui m’importait le plus, un grand lit et une belle vue sur Marseille et ses collines. Je pouvais voir l’ascenseur (1), le funiculaire de Notre-Dame de la Garde, La Vierge de la Garde disent les Marseillais. En réalité il avait été désaffecté, faute de pouvoir remplacer son ingénieux « système moteur à balance d’eau » devenu désuet. Gaston Defferre, avait refusé une modeste contribution de la mairie pour le remplacer, par réflexe anticlérical primaire. L’ensemble fut malencontreusement démonté peu de temps après, alors que la basilique, avec sa colossale statue de la vierge et ses merveilleuses mosaïques, est devenue la Tour Eiffel marseillaise. Ce n’était hélas qu’un épisode du long et interminable démantèlement de la Marseille historique. De la ville grecque, il ne reste rien ; de la ville romaine, il ne reste rien a dit, désappointé, Victor Hugo, aussitôt reparti. Gaston Defferre, toujours lui, a poursuivi méthodiquement cette sinistre besogne pour installer en bonne place sa clientèle électorale. Le camp de Jules César, venu assiéger la ville qui lui avait préféré son rival Pompée, a fait place à un ensemble immobilier déplorable, dont la construction a sapé les fondations de la splendide, exceptionnelle, église des Carmes, laquelle attend le bon vouloir des Monuments Historiques pour être sauvée de la ruine. Des tours hideuses ont été plantées au cœur même des vestiges grecs, près du port antique, que seule l’intervention énergique d’archéologues marseillais a pu partiellement arracher aux bulldozers du maire ravageur.
Fort heureusement divers travaux de parkings et de voirie ont fait resurgir quelques vestiges gréco-romains dignes d’intérêt, préservés et rassemblés au remarquable Musée d’Histoire de Marseille.
En dehors du laboratoire, qui occupait tout mon temps et mon esprit, je jouissais, comme disent les Italiens, de cette ville atypique où je me sentais adopté, de la Provence, son soleil, son mistral. Notre-Dame-du-Mont était à cette époque, pourtant pas si lointaine, le ventre de Marseille, avec les fruits et légumes du Cours Julien, les commerçants traditionnels, le grand marché de la Plaine située, comme son nom de l’indique pas, sur une colline, maintenant éventrée. Chaque soir je veillais à rentrer avant vingt heures pour acheter les deux choses que j’avais découvertes, qui me comblaient et dont je ne me lassais pas, un camembert de chez Bataille, la caverne d’Ali Baba des amateurs de fromage, et un quart d’olives de Nyons. Tel était mon repas, avec un vin du Lubéron, modeste, à l’image de mes ressources, mais choisi avec soin ; « un VDQS » me dira un ami, mieux loti que moi, avec une certaine hauteur.
Tout cela n’est plus. Le quartier s’est marginalisé.
Angèle avait donc grimpé derrière moi le petit escalier aux charmantes tommettes de terre cuite rouge typiquement marseillaises et, toujours avec le plus grand naturel, se dégagea gentiment de ses vêtements, à l’exception toutefois du dernier. Je me délectai de ce petit corps offert, cette peau douce, ces seins fermes. Quand je voulus poursuivre l’exploration, impassible, comme détachée, elle me laissa franchir sans broncher la fragile barrière qu’elle avait laissée en place, jusqu’à : « Aie, tu me fais mal ! ». Vierge ? Tout de même étonnant à son âge !
On ne connait pas vraiment une femme sans rien connaître de son odeur intime. C’est toujours une découverte forte, le plus souvent agréable, très rarement déplaisante. C’est aussi un objet marchand : on peut acheter sur le net de petites culottes avec la mention « Garantie portée 15 jours minimum ». Nous ne sommes pas des animaux, puisque Dieu qui nous a faits à son image, mais pour tout accomplir dans les six jours impartis, le créateur a dû conserver bien des éléments qui, les biologistes le constatent, se retrouvent d’une création à l’autre, homme compris. Comme les autres, il use de l’odorat pour connaître la réceptivité de sa femelle et en aviser son propre corps. L’odeur fait partie de ce que les scientifiques appellent la communication chimique, la forme de communication développée dès les tous premiers organismes apparus sur terre et conservée depuis par l’ensemble des êtres vivants. L’information que l’odeur véhicule est « traitée » par une région particulière du cerveau, le système limbique, ce qui dit bien son importance dans les relations animales et sociales (d’où l’importance du parfum).
C’est, je crois, François Ier qui écrivit à sa maîtresse « ne vous lavez plus, Madame, j’arrive dans quinze jours ». Il semblerait donc que ce laps de temps soit un délai, disons optimal. Dans le cas de la petite allongée sur mon lit, la limite était hélas dépassée !
Angèle venait me voir de temps à autres le dimanche matin, sans prévenir. Elle se déshabillait tranquillement, comme si elle n’avait pas quitté sa chambre, marquant toutefois un temps d’arrêt avant de se dénuder tout à fait, dans l’attente de mon invite. Elle me signifiait ainsi clairement la limite qu’elle ne franchirait pas. Je pouvais l’avoir nue, soit, mais la suite était sous réserve. J’attendais alors quelques instants avant de lui ouvrir mes draps, afin de profiter de ses rondeurs, bien mises en valeur par une culotte enveloppante, de couleur souvent originale.
Dans mon lit, nous faisions ce que tous jeunes gens font avant que la damoiselle ne se décide à franchir le Rubicon. Nous en avions pourtant l’un et l’autre passé l’âge. Ce qu’elle m’offrait n’était pas sans intérêt et je ne manquais pas de compensations par ailleurs ; c’était tout de même irritant. Lorsque je le lui fis savoir de façon peu amène, elle ne se démonta pas : « Adresse-toi à une fille intéressée » dit-elle, « ce n’est pas ce qui manque » ajouta-t-elle de sa petite voix innocente. Imparable ! Se réservait-elle à son futur mari ? Je lui avais clairement fait savoir que je ne serai pas celui-là. « Non, ce n’est pas ça ». De quoi d’agissait-il donc ? Je n’eus pas la réponse si bien qu’un jour, excédé, je la mis dehors. Je pris un livre pour tenter de calmer ma frustration, jusqu’à ce qu’un léger bruit derrière la porte, comme un doux gémissement, m’intrigue. Un animal, un chat ? J’ouvris. Angèle était là, assise par terre, tournant vers moi un visage résigné, aux yeux humides. C’était bien un chat, triste et suppliant. Que faire, si ce n’est le recueillir ? Voilà, j’étais en compagnie d’une chimère, un chat à corps de femme.
L’après-midi nous allions nous promener. Je découvrais ciel bleu, collines, pins parasol, pins d’Alep, buissons ardents, herbes odorantes (2). Moi qui ne pouvais imaginer m’éloigner des Alpes, je les retrouvais ici, dans les Calanques, en moins grandioses mais tout de même spectaculaires, avec l’avantage de les avoir à portée de main. Ces rochers, ces escarpements ont été formées par les mêmes coraux et les mêmes coquillages que les formidables falaises du Vercors. Je n’étais pas dépaysé.
Mon petit animal ne disait rien, se contentait de me suivre, marchait quand je marchais, s’arrêtait quand je m’arrêtais. Lorsque je m’asseyais, mon chat à corps de femme se blottissait entre mes jambes. D’une main je caressais le chat et de l’autre la femme, mettant à profit des ouvertures judicieusement placées sur les côtés du pantalon. Les couturières qui confectionnaient jadis des robes longues jusqu’à terre, ne manquaient pas de ménager des ouvertures latérales propices au « fouillage », avec pour mesure une « grande main d’homme » (3). C’est ainsi que je découvris la région marseillaise, marchant, contemplant, caressant.
Un jour inévitablement Angèle rencontra l’homme de sa vie. Elle qui était toujours quelque peu négligée soignait désormais sa tenue. Elle allait vêtue d’un beau pantalon rouge lequel, pas plus que les autres, n’avait d’ouverture à l’avant. Elle formait avec ce jeune homme ce qu’il est convenu d’appeler un couple bien assorti, de sorte que je pensais, avec je l’avoue un peu d’amertume : voilà le loup, certes pas trop méchant, qui va manger mon Petit Chaperon devenu rouge.
Je me trompais. A mon grand étonnement, Angèle frappa de nouveau à ma porte un dimanche matin. Sans un mot, ignorant ma surprise, elle se déshabilla à son habitude, cette fois entièrement et sans hésitation, puis entra résolument dans mon lit. Elle a donc offert sa virginité à son futur et peut maintenant batifoler à sa guise, pensais-je.
Je me trompais encore. Je me glissai entre ses jambes pour, enfin, goûter à ce qu’elle m’avait jusqu’ici refusé. Pourtant, à la première tentative elle fit un bond en arrière, bouleversée. J’avais ressenti une résistance anormale. Se pouvait-il qu’elle soit encore vierge ??
Je ne lui demandai rien. On ne pose pas de question à un chat. D’ailleurs la chose me paraissait claire. Nul doute que son fiancé s’était vanté de ses conquêtes, le stupide fanfaron ; alors, allait-elle lui apparaître innocente et pure comme au premier jour ? Pas question ! Elle devait se débarrasser de ce témoin d’une virginité maintenant déplacée. Telle était la tâche qui m’était à l’évidence dévolue.
Il me fallait reprendre la question où nous l’avions laissée, cependant Angèle, apparemment traumatisée, s’était repliée sur elle-même et semblait ne pas vouloir aller plus loin. Je lui fis voir avec douceur qu’une porte doit être ouverte ou fermée, si bien qu’elle se détendit et reprit la position. Ce moment d’incertitude m’avait décontenancé, aussi je pris sa main pour qu’elle me vienne en aide, ce qu’elle fit, maladroitement mais avec conviction, me rassurant pleinement sur ses intentions. Quand elle jugea l’outil convenablement forgé, elle me l’abandonna.
J’ai gardé un souvenir détestable de la première fois, où nous étions tous deux vierges. On nous rabat les oreilles avec le pucelage des femmes, alors que nous les hommes sommes dans la même situation. Il nous faut libérer le gland, ce qui suppose là aussi un déchirement tissulaire. Un « grand » m’en avait averti, sans me donner plus d’information. La difficulté est que, au moment critique, le garçon a beau écarquiller les yeux et ce qu’il a sous les yeux, aucune voie d’accès n’est visible. Et que fait mademoiselle pendant ce temps ? Rien, elle ne fait rien ; elle a pris la pose et attend, un point c’est tout ! Le garçon doit tout savoir, tout pouvoir. Il est vrai que les adolescents ont maintenant à leur disposition une abondance documentation illustrée, avec tous les détails anatomiques et de procédure qu’ils peuvent souhaiter. Il n’empêche, je pense qu’au dernier moment rien n’a fondamentalement changé pour eux.
Bien entendu, avec Angèle je n’ignorais rien de la marche à suivre. Sachant qu’une opération chirurgicale doit être exécutée sans trembler, je tins la patiente d’une main ferme, de l’autre je saisis le bistouri et j’incisai résolument. Elle s’effondra aussitôt en larmes, comme la petite fille qu’elle n’était plus. L’émotion de franchir le cap vers sa vie de femme, sans doute, la douleur aussi, car j’étais clairement face à une porte étroite [André Gide]. Je n’insistai pas.
Angèle partie, je regardai mon drap. Deux gouttes de sang, une sombre et une écarlate, paraissaient s’appuyer l’une sur l’autre. Voilà ce qui restait d’une vie de jeune fille sage, pour autant que sage une jeune fille puisse être. Pendant plusieurs jours je ne la revis plus que de loin, toujours en compagnie de mon remplaçant. Elle a mené à bien sa préparation au mariage, pensai-je, je ne la reverrai donc plus.
Je me trompais une fois encore. Une quinzaine de jours s’était écoulée, lorsqu’elle s’approcha de moi. « Je saigne toujours » me confia-t-elle, confirmant que l’opération avait été assez traumatisante – au moins son objectif était-il pleinement atteint – puis : « S’il me prend un jour un grain de folie, je viendrais te voir ». « Avec plaisir », dis-je, dans toutes les acceptions du terme, pensai-je. De fait, Angèle me demanda un soir de la raccompagner, et me suivit de nouveau dans le petit escalier aux tommettes rouges. Ainsi le Petit Chaperon Rouge s’allongea sur mon lit. Il était venu de lui-même se mettre sous la dent du loup ; pas de doute cette fois rien n’allait m’empêcher de le croquer, le dévorer, tout cru, de haut en bas et de bas en haut. Je sentais ce corps s’abandonner, enfin. Je caressais au travers de l’étoffe des cuisses qui s’écartaient imperceptiblement. Je m’attardais sur un pubis qui emplissait parfaitement la paume de ma main. Je vérifiai que le pantalon rouge était pourvu des ouvertures attendues et je m’apprêtai à les mettre à profit, comme si souvent, cette fois pour la bonne cause, quand un coup de sonnette retentit. Après un moment d’étonnement, je repris ma marche vers le paradis, lorsqu’un second coup m’arrêta. J’allais ouvrir, pour voir mes parents debout sur le seuil. Ils avaient eu l’excellente idée de me rendre visite, sans prévenir, et précisément à ce moment-là !
Le Petit Chaperon Rouge s’enfuit et court encore [La Fontaine]. Il était dit que jamais je ne réussirais à le dévorer entièrement !
Illustration: une des gargouilles-chimères de Notre-Dame de Paris.
- L’Ascenseur a été construit par les ateliers Eiffel. Pendant soixante-quinze ans, il a transporté jusqu’à deux cent cinquante mille personnes par an (actuellement ce seraient plus de deux millions). Il a été décrit par son concepteur comme « ascenseur » pour échapper aux règles administratives tatillonnes appliquées aux funiculaires. Source : Robert Levet,Cet ascenseur qui montait à la Bonne Mère, Tacussel éditeur.
- En zone aride les plantes doivent se prémunir des herbivores sous peine d’être anéanties ; les substances aromatiques qui font notre régal sont en réalité, tout comme les épines, des moyens de défense.
- Michel Ragon,Un rossignol chantait, Albin Michel.
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