Je découvris Cucuron par un bel après-midi d’été, chaud et parfumé. Comme je passais au pied du Lubéron, j’en profitai pour rendre visite à Beppo, Giuseppe, un vieil italien ami de mon père.

Ne le cherchez pas dans sa cabane, m’avait-on dit, vous le trouverez plutôt au café ; vous verrez sa famille devant la porte.

Je me dirigeai donc vers le centre du village, par des rues désertes et silencieuses. Il faut dire que le soleil était bien haut et l’ombre bien étroite le long des façades basses. Sur la place, je vis près de la fontaine un charmant tableau. Sous le grand platane un âne semblait dormir, appuyé à la pierre que l’eau rafraichissait. Dans l’ombre bleutée, l’âne et le calcaire semblaient faits du même matériau, l’un par ses taches imitant les marbrures de l’autre. Près de là était une petite chèvre, aussi vive que l’âne était immobile. L’œil brillant, la queue dressée et frémissante, elle bondissait et donnait furieusement de la tête et des cornes – des cornes grosses comme des noisettes – dans les fesses roses et arrondies d’un cochon. L’animal à tire-bouchon, que les assauts frénétiques n’ébranlaient guère, se tourna vers moi d’un air inquiet, visiblement prêt à défendre sa frêle petite amie à barbichette. J’avais devant moi, assurément, la famille du Piémontais. Un café était proche, j’y entrai. Seul dans la salle sombre et fraîche, Beppo était attablé devant une bouteille du vin de l’Enclave (1). Il m’interpella aussitôt qu’il me vit.

E pitchoun, ven aqui bev’ un po’ aquel bon (Petit, viens boire un peu de ce bon – vin).

Avant même que je fusse assis, il avait chassé les mouches de la table, m’avait versé à boire et avait entrepris de me raconter sa vie. Ce fut un récit rocailleux où se bousculaient le piémontais de son père, le furlan de sa mère et le provençal, avec de-ci de-là quelques mots de français. Ce qu’il ne me disait pas, je le voyais dans ses mains rugueuses et dans les éclairs de malice de ses yeux graves. Ainsi j’appris la charmante histoire de la boulangère de Cucuron, que je vais vous rendre telle que je l’ai reçue.

Beppo me dit d’abord comment, à la mort de son père, il avait entraîné le mien, orphelin lui aussi, loin de leurs montagnes, au-delà même des rizières brumeuses de la vallée du Pô. Ensemble les deux garçons avaient marché, des mois, des années, vivant de travaux occasionnels, les champs à la belle saison, un peu de maçonnerie, beaucoup de petits services. Ils se sont ainsi laissé glisser lentement le long de la Durance, qui était devenue avec le temps leur mère, leur compagne.

Elle n’était pas la seule. Combien de jeunes Alpines, et de moins jeunes, avaient mêlé leurs gémissements aux murmures du torrent. Les deux Italiens, regard clair et mèche sombre, bras et torse sculptés par les travaux de force, peau tannée par le soleil et l’air de la montagne, semaient le trouble à leur passage. Ils ne recherchaient aucune conquête, plaire n’était pas de leur vocabulaire, manger, dormir et pour cela travailler, telle était leur philosophie. Ils n’avaient qu’une idée en tête, ne plus jamais connaître ce qui avait courbé l’échine de leurs parents, de leurs grands-parents et de tous les autres avant eux. Là-haut, au-dessus de Cuneo ou en Ciarnia, on est soumis aux cruels caprices du climat, un printemps glacial qui brûle les fascui (les haricots) à peine sortis de terre, ou un soleil d’août ardent qui assèche champs et alpages. Et ces crues assassines qui emportent arbres et terres, jetant dans la misère ceux qui en vivent, quand ils ne sont pas eux-mêmes emportés par les flots. C’est l’instinct de survie, cette énergie animale, cette force et cette candeur que les femmes voulaient sentir contre elles, en elles. Un regard insistant ou seulement fugace, croisé dans le village, annonçait une étreinte. Souvent ils ne connaissaient de la dame que la chaleur de son ventre, la rondeur de ses cuisses, l’odeur puissante de son corps de paysanne. Ils recevaient cela avec simplicité, comme les autres bienfaits de cette terre qui défilait lentement sous leurs pas.

J’appris ainsi certaines facettes de l’épopée de mon père, dont il s’était bien gardé de me parler.  Ce que je savais, c’est que lui avait pris la direction du Nord et avait suivi le destin de tous les siens, fonder une famille et construire une maison, l’œuvre de tout une vie : finita la casa, morte il muratore – maison finie, maçon mort. Fort heureusement, mon père avait pu profiter longtemps de sa maison.

Beppo, lui, s’était contenté de poser son baluchon dans une cabane, près d’ici.

– Vous ne vous êtes donc pas marié, pourquoi ? »

Visiblement, toute la vie de Beppo tenait dans cette question. Longtemps ses yeux restèrent au loin. Je n’attendais plus de réponse, quand j’entendis : « La boulangère… ».

Le regard du Piémontais revint enfin sur moi, et il me raconta.

En ce temps-là, dit-il, la boulangerie de Cucuron n’était pas la boutique rutilante que vous voyez aujourd’hui. C’était le vieux fournil là-bas, ancien, mais quelle richesse !
Il fallait voir la vaste pièce, aux voûtes basses, encombrée de pains dorés et de gourmandises. Toute notre bonne pâtisserie de Provence et de plus loin, était là. Pompes à l’huile, petits pains à l’anis, fougasso al bure (fougasses au beurre), fougassettes à la fleur d’oranger, galans (oreillettes de Lyon), calissons et biscotins d’Aix, non pas blancs et glacés comme les calissons des fabriques, mais bien dorés au four, tourtes aux amandes, biscuits amers, navettes – qui n’égalaient certes pas les navettes de Saint-Victor, mais délicieuses tout de même, frissouns, palets et doigts de dame, beignets à l’italienne, cacho-dènt is avelano (casse-dents – croquettes aux amandes aux avelines – aux amandes), nougat blanc, nougat noir et même cette étrange gâterie aux pistaches vertes venues de la lointaine Alep. Et aussi le sabayon, la frangipane, les confits – abricots et cerises, figues et mandarines, écorces de cédrat et d’orange découpées en figures géométriques, les raisins de Smyrne et de Corinthe, le blanc-manger aux amandes, les rissoles. Et tant d’autres que je n’ai plus en mémoire. Tout cela encombrait les grandes tables, les étagères, débordait des paniers de paille et d’osier, garnissait jusqu’à ras bord les bocaux de verre, mêlant l’odeur du pain chaud à tous ces parfums de soleil.

Quel beau métier qu’était celui de boulanger, et quelle fierté de nourrir et de contenter tout le village.

Le dimanche, la petite église de Cucuron ne désemplissait pas. Il y avait bien de la ferveur chrétienne, mais pas seulement. Au sortir de l’office tous allaient en célébrer un autre, bien plus terrestre, celui-là. Loin d’évoquer les délices incertains d’un au-delà, il en délivrait sur-le-champ de bien plus tangibles. Pensez si le fournil était célèbre. On venait de Lourmarin, de Buoux et de plus loin encore pour célébrer cette messe-là.

Il y avait bien une autre boulangerie à Cucuron, installée depuis peu par un jeune boulanger-pâtissier frais émoulu des Ecoles. Sa grande et belle vitrine toute neuve offrait les nouveautés de Paris, les viennoiseries et toutes ces choses modernes qui fondent dans la bouche comme de la barbe à papa, en laissant au palais un arrière-goût graisseux. Fort heureusement, ces sortes de friandises-là étaient peu prisées des Cucuronnais.

Notre boulanger n’était plus très jeune, aussi rappela-t-il son fils parti sur les routes. Il se fit prier car il avait rencontré près de Perpignan des yeux noirs qui l’avaient retenu. Il revint néanmoins au village, où il se montra digne de son père, pour le plus grand bonheur des Cucuronnais et de toute la contrée.

Avec le nouveau boulanger vint la jolie Sévillane. Que dis-je, la belle Sarrasine, haute et fière, à la longue chevelure noire, aux grands yeux dignes de Zénubia, la reine de Palmyre que les Romains brisèrent pour n’avoir pu plier. Des yeux au regard profond comme un puits ténébreux où se reflète la lune. Pour sûr, sa diablesse de mère ce n’était pas avec son époux qu’elle avait fait ces yeux-là ! Elle allait pieds nus comme une bohémienne mais tous nous la respections car elle était notre boulangère. Quand elle traversait le village après la sieste, poussant devant elle les quelques chèvres qu’elle tenait dans la garrigue, tous nous vivions un rêve. Nous aurions voulu nous damner pour être transformés en biquettes. Les petites filles qui jouaient à la marelle restaient clouées, sur une jambe, fascinées par la silhouette souple qui leur souriait en passant.

Moi, disait Beppo, j’aurais voulu, comme Ulysse, être solidement encordé au grand platane, pour ne pas être englouti dans le gouffre qui s’ouvrait sous mes pieds. Quand elle paraissait hors du village, un grand frémissement parcourait la colline. Les lavandes ondulaient d’aise ; les oliviers frissonnaient ; même les cades et les ajoncs s’adoucissaient. Le mistral, le Mestre lui-même, abandonnait toute fureur pour se laisser aller à effleurer sa robe et caresser sa joue. De loin, je jalousais les pierres du chemin qu’elle touchait de ses pieds si délicats ; il n’y avait pas de danger qu’elle se blesse, allez, elle était si légère. J’aurais voulu, comme l’eau de la source, enserrer en chantant les frêles chevilles qui hantaient mes rêves. Si, d’un geste enfantin, elle entourait de son bras le tronc d’un vieil amandier, l’écorce rugueuse frissonnait de plaisir et moi je me retenais de hurler, car un fer rougi me ravageait le flanc.

Or – le Piémontais se fit soudain grave – un jour il apparut que la boulangère s’alourdissait. Non seulement son ventre s’arrondissait, mais tout en elle avait imperceptiblement pris de l’ampleur. Il y avait dans sa démarche ce rien pesanteur, de majesté aussi, qui préfigure un heureux événement. D’une brebis, on dit Tè ! elle a bien pris, celle-là et le berger de se camper fièrement sur sa canne, car c’est une bénédiction quand une brebis prend. Pécaïre, ce n’était une brebis qui était grosse, mais notre boulangère !

Était-ce dramatique ? C’est une bénédiction, dis-je, que la venue d’un petit mitron !

Le vieux leva les bras au ciel : « Malheureux ! La boulangère était grosse, oui, mais le boulanger n’y était pour rien ! »

Ô pauvre, l’affaire prenait une autre tournure.

Beppo continuait. Naturellement tout le monde a d’abord pensé comme toi, mais il a bien fallu déchanter devant la tête ahurie du boulanger chaque fois qu’un malin prenait un air entendu pour le féliciter de sa – vitalité. Si ce n’était le boulanger, mais alors la boulangère aurait-elle fauté ? Monsieur le Curé, consulté, déclara que la chose était impossible. Elle est, dit-il doctement, bonne chrétienne et bonne fille. D’ailleurs, que pouvait-elle confesser, si ce n’est de menus péchés débités par cœur, comme font les enfants ? Pourtant, troublé, il poussa la porte du fournil, un matin de très bonne heure, quand il savait trouver le boulanger seul, et lui parla franchement. L’autre restait bouche bée.

– Enfin, mon enfant, tu vois bien… ton épouse… tu ne vas pas me dire que…

Le brave homme secouait la tête, ouvrait des yeux effarés, comme devant un spectacle qu’il ne voulait pas voir, puis enfin s’écroula sur un tas de sacs vides, la tête entre les mains. Il bredouilla qu’en aucune façon il ne pouvait être le père, car depuis des mois… que voulez-vous, profondément endormi quand elle se couche, levé à nuit noire… oui, bien sûr, une femme si jeune, si ardente, j’aurais dû… tout cela est de ma faute… mais cet enfant est un don béni du Ciel ; je l’aimerai comme le mien, oui je l’aime déjà comme le mien.

Quel émoi dans Cucuron ! Pensez, toucher à la boulangère, c’est souiller le pain du Bon Dieu ; c’est faire injure à tout le village, aux gens et aux bêtes, aux maisons, aux champs. Honte sur nous, honte sur nous, se lamentaient à longueur de journée les tourterelles sur les toits. In-ad-mis-si-ble, martelait de sa voix aigrelette l’horloge du Beffroi. Et, aux heures chaudes, dans le village assoupi, ce bruissement derrière les volets mi-clos, ce n’étaient pas les mouches volant lourdement dans la pénombre, mais bien plutôt un murmure d’indignation qui courait de maison en maison.

Monsieur le Curé promit d’amener la pécheresse à la confession et au repentir. Il tonna en chaire contre la femme adultère. Il donna à voir, de façon abominable, ce qu’est la vie d’un enfant conçu dans le péché. Que Dieu lui pardonne, notre belle boulangère, cible de tous les regards, que croyez-vous qu’elle fît ? Eh bien elle n’écoutait pas ! Sourde à la voix de sa conscience qui résonnait de voûte en voûte, l’assaillant de toute part, loin de rougir, d’éclater en sanglots, de se jeter face contre terre, elle se tenait droite, belle, digne, lumineuse. Oui, lumineuse, car à cet instant précis sa sombre chevelure resplendissait d’un rayon de soleil tombé du grand vitrail. Ainsi nimbée de lumière céleste – les voies du Seigneur sont décidément impénétrables – la misérable se perdait dans la contemplation du Christ sur sa Croix. Hélas, c’est bien plutôt l’image de son amant qu’elle avait devant les yeux ! Les vraies chrétiennes en étaient bouleversées ; ces dames respectables étaient bien d’avis que rien n’égale la fourberie d’une femme en proie au démon.

Ce fut moi, dit Beppo, qui mit le feu aux poudres. Voici comment cela arriva.

Un dimanche matin, attablé avec les autres au café, j’attendais sans impatience la fin de la messe. Ce jour-là, comme par enchantement, mon verre ne désemplissait pas. Cela m’intrigua bien un peu, mais la chose était agréable, aussi j’en profitai sans penser à rien. Après force Picons et anisettes, arrivèrent devant moi, pour être aussitôt avalées, les plus délicieuses liqueurs, celle de Saint-Pierre en Chartreuse, la meilleure, la verte, et surtout la plus douce, la plus chaude, la plus parfumée, la liqueur de l’Abbaye du Frigoulet.

Je me croyais arrivé en paradis, pauvre de moi, quand cet hypocrite de Cicio s’approcha et me parla d’une façon qui endormit ma méfiance.

–  Dis-moi, Beppo, la boulangère, la vois-tu quand elle tient ses chèvres dans la colline ?

–  , oui que je la vois, avouais-je étourdiment, tous les jours.

–  Tu la vois tous les jours ! Elle vient donc dans ta cabane ?

Était-ce un effet de l’alcool, ou de sa voix mielleuse, je ne me méfiais toujours pas : non, dis-je, elle vient dans la grande borie.

Le silence qui se fit me dégrisa d’un coup. Sortant de la brume parfumée qui m’enveloppait, je vis les yeux braqués sur moi ; tous reflétaient ma mort. La panique me prit, d’un bond, je fus hors du village. Comme un fou, je courus me cacher au fond de l’Aigue-Brun, là où je savais que personne, pas même un gars du village, ne saurait me retrouver.

Avez-vous vu une ruche en proie à la fièvre d’essaimage ? Ainsi était Cucuron. Tandis que les plus ardents parcouraient la colline en tous sens à ma recherche, fouillaient ma cabane – peuchère, ce fut vite fait – le village grondait de colère. On assaillit le boulanger ; on le somma d’intervenir. Mais il fit entendre, avec raison, que tout enfant est un être innocent, qu’il allait venir et donc qu’il fallait l’accueillir, que le père soit lui ou n’importe quel bougre. D’ailleurs, il me connaissait assez pour savoir que j’étais incapable d’une telle forfaiture.

Comment ! On lui mit sous les yeux les implacables évidences. On lui parla de la grande borie. Le brave homme secouait la tête. Alors quelqu’un eut des mots terribles :

– L’enfant est innocent, il est vrai, mais ta femme ne veut rien entendre ; c’est assez dire qu’elle continue de se vautrer dans la débauche.

L’homme qui parlait laissa le fiel de ses paroles pénétrer le cœur du boulanger, puis il ajouta « Aujourd’hui le bandit est caché, mais il reviendra pour la rejoindre ; attends seulement quelques jours… »

Enfin, il asséna « Si tu refuses de le croire, vas donc toi-même voir la borie ! ».

Vaincu, accablé, le boulanger promit d’y aller, comme on promet de marcher au supplice.

La boulangère, quant à elle, paraissait ignorer l’orage qu’elle avait déclenché. Elle tenait la boutique avec sa grâce habituelle, indifférente aux mimiques, aux regards sournois, aux lourdes remontrances muettes des Cucuronnais et Cucuronnaises. En fin d’après-midi, on la voyait comme à l’accoutumée traverser le village à la tête de son petit troupeau. Allait-elle toujours à la borie ? Hélas, oui, avaient révélé ceux qui la guettaient.

Décidément la perfidie féminine est sans limite !

Harcelé de toutes parts, le boulanger dut se résoudre à surprendre la criminelle. Un jour, à l’heure de la sieste, il sortit par l’arrière du fournil et devança son épouse sur la maudite colline. Ce fut la montée au calvaire. Trois fois le brave homme sentit ses jambes se dérober sous lui et il s’affaissa ; les pointes des ajoncs pénétrèrent sa chair, au point de tresser comme une couronne d’épines qui aurait glissé au bas de ses reins.

La grande borie était dissimulée dans un taillis de chênes kermès, de cades et de ronces – doit-on attendre autre chose d’un lieu où se commet une aussi noire action ? Le boulanger crut d’abord ne pas la trouver et commençait de s’en réjouir secrètement, quand le dôme de pierres apparut, émergeant de la végétation touffue. Le ciel en avait donc décidé ainsi ; il devait boire l’amer calice !

Il se courba pour franchir la voûte d’entrée et se trouva plongé dans les ténèbres. Pour la première fois il maudit sa femme. Ses yeux se décillaient enfin. Il comprenait que les amants diaboliques, ne pouvant se livrer à leur ignoble fornication sous la lumière du Bon Dieu, devaient s’enfouir dans cet immonde cloaque. S’étant enfin habitué à l’obscurité, il vit, dans un tas de foin placé là par des bergers soucieux de s’abriter des orages, l’empreinte d’un corps, ou plutôt d’une bête monstrueuse, dont l’évocation le fit vaciller.

Devant tant de noirceurs, le chagrin de notre homme avait disparu pour faire place à une profonde répugnance. Il se glissa dans un réduit au fond de la borie et se tapit dans l’ombre. Là où il était, même le diable ne l’aurait pas vu ; il fallait que cela soit, car le Malin lui-même allait sous peu officier ici.

L’attente fut de courte durée. Le boulanger, qui n’en croyait pas ses yeux, vit arriver… une volée de passereaux. Les oiseaux s’abattirent soudainement sur le foin et menèrent grand tapage, piaillant et voltigeant à plaisir, en une joyeuse sarabande. Bientôt, se découpa dans l’entrée une paire de longues oreilles, plus une deuxième, une troisième, et d’autres encore, si bien qu’une rangée de lapereaux se forma devant la borie, dressés sur leurs pattes de derrière, vivement intéressés par le spectacle des oiseaux. Quand, à son tour, vint un écureuil au panache soyeux et à la démarche aérienne, le Cucuronnais ne réagit même pas. Lui qui pensait devoir affronter un grouillement de rats, d’aspics et de scolopendres, il avait atteint le comble de l’étonnement.

Enfin, la boulangère entra. Vivement fêtée par ces animaux sympathiques, elle s’assit dans le foin, dénoua un tissu qu’elle tenait caché dans les plis de sa robe andalouse. Médusé, le boulanger vit alors apparaître tous les délices qu’il avait le matin même sortis du four. La gourmande les savourait maintenant, un à un, avec extase, sans oublier ses petits amis qui s’enhardissaient à monter sur ses genoux, ses bras, ses épaules, voletant, dansant, picorant et dévorant avec entrain.

L’homme sortit de sa cachette et les deux époux se retrouvèrent face à face, tous deux également ahuris. Leur stupeur était telle qu’ils mirent longtemps à s’entendre.

Loin d’être trompé par sa femme, le boulanger était en réalité trahi par ses compatriotes qui avaient peu à peu délaissé la vieille boutique pour la grande vitrine étincelante et les gâteaux modernes de son rival. Seuls les anciens du village venaient encore acheter quelques gâteries aux saveurs de Provence. La femme avait bien tenté de prévenir son époux mais, avant même de comprendre ce qu’elle tentait de lui dire, il s’était muré dans un silence buté et se remettait à l’ouvrage comme il l’avait toujours fait. La boulangère s’était donc tue, désarmée devant un si grand malheur. Mais alors que faire de toutes ces merveilles dorées et sucrées, ces chefs-d’œuvre d’un art désormais dédaigné ? Eh bien, c’est simple, elle les portait ici, dans cette grande et belle borie, majestueuse cathédrale primitive, au cœur de ce maquis dense où s’épanouissait son instinct de sauvageonne, et elle les mangeait !

Tel était le délicieux, et un peu triste cependant, secret de la boulangère de Cucuron, la belle Andalouse aux grands yeux noirs et aux délicats pieds nus.

 

 

 

1. L’Enclave des Papes (d’Avignon) est la région de Valréas enclavée dans la Drôme, une acquisition de Jean XXII qui voulait ainsi s’assurer des vins qu’il appréciait. Ce pape est l’un des personnages centraux du roman de Umberto Eco, Le Nom de la Rose.
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