Ce petit village des Hautes-Alpes était en effervescence, et cela durait depuis des mois. Pensez donc, le curé vivait avec une jeunette ! Enfin, disons que sa bonne était une ravissante et fraîche personne, qui venait tout juste de fêter ses 18 ans et qui, hélas, lui était dévouée corps et âme. Bon, soyons francs, la vérité est que monsieur le curé avait recueilli, il y avait de cela une bonne douzaine d’années, une pauvre gamine dont la famille avait été ignominieusement abandonnée par le père, et dont la mère avait fini par mourir de chagrin et d’épuisement. Ses frères et sœurs, plus âgés, avaient été placés çà et là, qui comme commis, qui comme servante, mais la petite n’était qu’une bouche à nourrir. Nul n’en voulait. C’est donc le curé qui, au grand soulagement de tous, s’était dévoué. Il l’avait prise sous sa protection et celle du Seigneur.
Oui, mais voilà, grâce aux soins maternels de la bonne du curé et à l’enseignement du bon père, la petite sauvageonne effrontée et sale s’était muée au fil des ans en une jeune fille bien élevée, infiniment douce et soignée. Elle était surtout devenue belle à faire pâlir la madone de l’église. Elle allait vêtue des habits que les filles du maire ou du charpentier avaient usés avant elle, mais elle était si adroite à leur redonner vie et elle les serrait si joliment sur sa taille fine que les matrones les plus aigries ne pouvaient la croiser sans être, au fond d’elles-mêmes, profondément attendries. Pourtant les commères ne se privaient pas de répandre leur fiel. Cet air modeste et doux doit cacher une âme bien noire ! Le port de tête altier, la démarche souple, la blonde chevelure outrageusement répandue sur de ravissantes épaules, voilà qui trahit bien l’arrogance qui naît de la jeunesse, de la beauté et de l’intelligence. C’est précisément là que se niche le Malin !
De tout cela il résultait que cette jeunette et le curé vivaient seuls, il faut bien le dire, sous le même toit. La bonne, devenue trop âgée, était repartie dans ce qui lui restait de famille, loin dans la vallée de l’Ubaye, où la pauvre devait amèrement regretter sa vie au douillet presbytère. A son départ, le curé avait déclaré que Marie – Eh oui, elle s’appelait Marie – était maintenant en âge de l’aider. Il n’avait donc plus besoin de bonne, désormais. La petite pourrait rendre ainsi à la paroisse ce qu’avait coûté son entretien.
L’argument était sans faille et il allait droit au cœur de ces montagnards qui, dans leurs dos courbés et dans leurs membres las, connaissaient bien le prix du pain. Les fielleux commérages étaient écartés d’un geste impatient. Après tout, si le prêtre était tenté par le diable c’était à Lui, là-haut, d’en juger. Les rudes paysans avaient bien d’autres soucis que les galipettes de leur curé, le seigle fraîchement semé qui va souffrir d’un gel trop précoce, venu avant que la neige ne protège les jeunes pousses, le foin rentré qui ne suffira pas pour passer l’hiver.
Seulement il se moquait du monde, ce bougre de curé. Pensez que le soir, à l’heure du coucher, une seule chambre du presbytère était éclairée. Pire, cette chambre, ce n’était pas un des modestes réduits qui donnent à l’arrière, sur les sommets rocailleux, mais bien – c’est à peine si j’ose le dire – la grande chambre, celle réservée aux personnages de marque de passage. Rendez-vous compte, ces hautes et belles fenêtres dominaient le bourg entier. La lumière diabolique, qui brillait autant que mille chandelles, à l’heure où les honnêtes gens dorment, disait tous les soirs, tout haut, à tout le village, que le curé se vautrait dans le stupre et se livrait à la fornication !
C’était intolérable ! Averti, l’évêque de Gap arriva un beau matin avec son secrétaire, sans prévenir. L’homme d’église était juste et bon, mais il avait la réputation de savoir punir quand il le fallait. Aussi notre curé n’en menait-il pas large lorsqu’il le vit descendre de sa calèche. L’évêque demanda à voir Marie, qu’il complimenta pour sa bonne mine et son éducation. Il la félicita aussi, chaudement, pour le soin avec lequel elle tenait la maison de Dieu. Puis il prit le curé à part :
– Dites-moi, mon fils, elle est bien jeunette, votre servante.
– C’est que, Monseigneur, elle n’est pas ma servante.
– Ah bon, dit l’évêque, faussement étonné.
– Je veux dire, Monseigneur, c’est une pauvre gamine, une orpheline que j’ai recueillie il y a quelques années de cela. Comment aurais-pu faire autrement, personne n’en voulait.
– Une gamine, qui a bien grandi, depuis.
– Eh oui, elle a bien grandi, grâce à Dieu.
L’évêque se fit sévère :
– Vous savez bien, mon fils, que les règles de notre Sainte Mère l’Eglise interdisent qu’un serviteur de Dieu et une jeune personne vivent ensemble sous le même toit.
– Pour sûr que je le sais, dit le curé, mais cette pauvrette a tant souffert. Monseigneur, je ne peux tout de même pas la jeter à la rue, maintenant qu’elle a enfin, grâce au ciel, trouvé un peu de répit sur cette terre de misère.
L’évêque convint que cela était difficile, en effet. Puis il demanda à visiter les chambres. Le curé lui montra sa cellule, pièce austère avec un petit lit de fer, une chaise et un crucifix. La fenêtre étroite n’offrait que la vue de pentes arides et désolées. On en vint à la grande chambre.
– Voici le logis de Marie, dit modestement le curé.
Un vaste lit douillet, du mobilier rustique mais de bon goût, de grandes fenêtres où se reflétait la Durance, et ces mille et une petites choses par lesquelles une femme sait donner vie à une maison. La patience de l’évêque avait des limites :
– Est-ce bien raisonnable, mon fils, que d’installer cette… enfant ici ? Ne craignez-vous pas que vos paroissiens ne se méprennent ?
– Hélas, Monseigneur, elle a reçu tant de taloches et de coups au derrière, quand elle était petite, que son âme en est encore toute meurtrie. Est-ce vraiment un péché que de lui donner ce que, après tout, beaucoup de jeunes filles de son âge, moins méritantes qu’elle, ont depuis leur naissance ?
Monseigneur voulut bien se laisser attendrir. Le reste de la journée se passa fort agréablement. L’évêque semblait en visite de courtoisie. Enfin, après un bref repos, les deux hommes d’église remontèrent dans la calèche et repartirent aussi discrètement qu’ils étaient venus.
Le curé pouvait être soulagé. Oui, mais voilà, lorsque le soir Marie voulut faire la lumière pour servir le souper, elle ne trouva pas le chandelier. Elle l’avait pourtant allumé la veille, comme tous les soirs en cette saison et le matin même, elle en était sûre, il était encore sur la cheminée.
L’affaire était d’importance. C’était un magnifique chandelier d’argent, certes terni, mais quasiment une relique, qui avait vu la Terre Sainte puisqu’il avait été ramené, disait-on, de Palestine par les Templiers. On le chercha fiévreusement, en vain. Un chandelier ne s’égare pas si facilement. A l’évidence, il avait bel et bien disparu en même temps que l’évêque. Tout homme d’église qu’il était, notre curé ne put réfréner un juron :
– Crénom… Ces gens de la ville perdent la tête dès qu’ils voient une vieillerie. Tout de même, Monseigneur… qui l’eût cru ?
Marie, en bonne paysanne, ne perdait jamais de vue l’essentiel. Elle conseilla au curé d’écrire à l’évêque, pour demander tout bonnement la restitution de l’objet précieux.
– Malheureuse ! Que je traite Monseigneur de voleur ? C’est ma perte que tu veux.
Il le fallut bien, pourtant. La peur d’être lui-même accusé du vol fut la plus forte et, dès le lendemain, le curé mortifié écrivit à son supérieur. Il tenta désespérément de faire preuve de la plus grande diplomatie :
« Monseigneur, je ne dis pas que vous avez volé le chandelier, mais je sais que vous l’avez pris, aussi je vous supplie d’avoir l’infinie bonté de le rendre à notre paroisse ».
La réponse de l’évêque ne se fit pas attendre :
« Mon fils, je ne dis pas que vous couchez avec Marie, mais je sais que vous ne dormez pas dans votre lit, sinon vous auriez trouvé le chandelier, que j’ai fait glisser entre vos draps ».
D’après une historiette entendue sur France 3 Méditerranée.