Si le cinéma, comme la télévision, exercent sur nous une telle influence, c’est qu’ils sont faits de ce que nous sommes et nous renvoient notre image, au sens propre, avec ce que cela signifie de force de conviction. Ils nous renvoient malheureusement de plus en plus de violence. Plus pacifiquement, notre libido est elle aussi influencée. J’en ai connu deux exemples marquants.
Le Blé en herbe
Rappel pour les jeunes générations : deux adolescents, Vinca et Phil, en vacances en Bretagne, selon l’expression consacrée découvrent l’amour, jusqu’à franchir le pas.
J’avais leur âge; j’étais Phil. Comme lui, je n’aurais pas échappé à l’attrait d’une femme telle que Edwige Feuillère, mais plus que lui j’aurais manifesté mon attirance pour Vinca, quoique : en apparence distant, il était en réalité maladroit et interdit face à cette belle et tendre amie, fraiche rose qui ce matin avait éclose … et attendait patiemment d’être cueillie.
Quelle délicatesse que ce moment où l’étreinte fraternelle glisse vers l’union charnelle sur un lit de sarrazin égrené – eh oui, nous sommes en Bretagne. Une scène tellement pudique, à peine évoquée, néanmoins tellement forte, qui fit beaucoup pour l’éveil de la sexualité des adolescents « coincés » dans une France encore bien puritaine, avait si bien dit Francis Girod [réalisateur]. En fait, en dépit de la pornographie qui déferle de tous côtés, la France est restée plus que jamais puritaine.
L’auteure du texte, Colette, était bien placée pour savoir ce qui se passe dans la tête d’une jeune fille à ce moment-là : c’est elle qui prend l’initiative, allègrement, sans arrière-pensée, même s’il a fallu un concours de circonstances pour avoir raison de ses dernières hésitations. Le lendemain, comme toutes les Vinca, elle se sent légère, soulagée d’une appréhension qui l’habitait depuis longtemps et satisfaite de l’étape franchie. Pour le garçon, c’est plus compliqué, je peux en témoigner. Il ne peut imaginer que ce soit si simple pour sa compagne et pense confusément avoir abusé d’elle.
Je me promettais de suivre la carrière de celle qui m’avait imprégné de sa douceur blonde, dont je rêvais d’avoir le visage contre le mien, Nicole Berger. Hélas, c’est avec une incommensurable tristesse que j’appris sa disparition. Je le sus beaucoup plus tard, comme tant de milliers de jeunes, elle avait échangé sa vie contre quelques instants d’ivresse de la vitesse.
Vinca (prononcez Vinnca, non pas Vainca) est la pervenche en latin.
Le dernier tango à Paris
Nous avions l’âge, pour moi du beau Marlon Brando et pour elle de la délicieuse Maria Schneider, la seconde faisant visiter au premier un appartement à louer. La force bestiale de ce taureau, face à cette fraîche et sensuelle jeune fille, que l’on savait nue sous sa robe, tous deux confinés dans un lieu dépouillé, était irrésistible. Elle avait marqué les esprits et ensuite, malheureusement, déstabilisé la jeune actrice (1).
Comme eux, nous étions dans un lieu anonyme, un hôtel, et je sentais bien que, sans le dire, mon amie voulait vivre ce qui l’avait fortement inspirée. Les belles scènes d’amour sont terriblement frustrantes si elles ne restent que des images. Elle a voulu exécuter la plus marquante d’entre elles, en s’accrochant à mon cou pour m’enserrer de ses jambes et se laisser glisser lentement vers le bas. Hélas, je n’avais pas la carrure de Marlon, ni elle la taille menue de Maria, si bien que la répétition tourna court.
Je l’incitai à reprendre l’autre scène célèbre du film, plus simple techniquement à réaliser, même s’il nous manquait un ingrédient, mais elle refusa net.
Jules et Jim.
Je partageais un appartement avec, plus qu’un un ami, un frère, étudiant lui aussi. Nous chantions Léo Ferré :
Il y aura une petite blonde pour moi
Et une petite brune pour toi
Qui trouve que les blondes sont trop fades,
Mon camarade…
En réalité il avait non pas une petite blonde mais une grande brune, magnifique, Marie-Claire. Un corps parfait, cheveux noirs et yeux bleus, enjouée, rayonnante, heureuse de vivre. Tout lui était facile. Où qu’elle soit, elle obtenait aussitôt ce qu’elle voulait ; les hommes étaient séduits, les femmes charmées.
Elle passait le plus clair de son temps avec mon ami, ce qui fait qu’en pratique nous étions trois dans cet appartement. Tout se faisait à trois, la cuisine, les repas, les sorties, les discussions, interminables. Elle était chez elle, donc n’avait aucune raison de dissimuler un corps de rêve, une poitrine merveilleuse, des jambes d’une grande beauté.
Vint Jules et Jim.
Ce film était notre miroir. Jeanne Moreau, resplendissante, heureuse entre Jules et Jim, c’était nous, à cette différence que Marie-Claire était encore plus belle, ou bien est-ce ma mémoire qui la veut ainsi. Ces deux femmes, l’une dans la vraie vie et l’autre au cinéma étaient libres, non pas libérées, libres. Libres dans leur corps et dans leur tête. Libres d’aimer, de partir et de revenir, de rire, de chanter, de vivre ; libres d’être aimées et d’aimer ; libres de jouir, moralement et physiquement.
A l’image de Catherine, Jules et Jim, nous étions trois êtres en harmonie, heureux de partager le même quotidien, la même confiance dans l’avenir. Deux hommes habités du désir de la même femme, qui nous désirait tous deux. Désir partagé sans une ombre de jalousie. Nous étions interchangeables, dans un appartement qui s’y prêtait à la perfection. Les pièces étaient en enfilade, si bien que nous devions constamment traverser nos chambres respectives, que nous allions jusqu’à interchanger.
Pourquoi ne suis-je pas allé au bout de mon désir, de leur désir ? Sans doute ce qui me liait à mon ami était-il trop proche de ce qui lie deux frères. L’idée d’un rapprochement sexuel, même par femme interposée, m’a sans doute rebuté.
- Maria Schneider aurait été violée par Marlon Brando, avec la complicité du réalisateur Bertolucci. C’est faux ! La braguette est restée bien fermée et le beurre n’est pas sorti de son emballage. Si Maria a été perturbée c’est de n’avoir été prévenue qu’au dernier moment du caractère érotique des scènes qu’elle aurait à tourner. Contrairement à Sharon Stone, heureuse de son incroyable notoriété mondiale après Basic Instinct, elle a été prise au dépourvu. Il est vrai que Bertolucci a joué de la magnifique fraicheur de cette adolescente, confrontée à ce taureau de Marlon Brando. L’effet fut irrésistible, au point que certains, pour se défendre d’avoir frissonné, crient au « viol de cinéma ». Mais Maria Schneider avait bien d’autres raisons d’être fragilisée et déstabilisée : « Tu es enfant et ta mère te fait sentir que tu es de trop entre ses deux garçons adorés. Elle ne t’a pas caché l’identité de ton père, Daniel Gélin […]. Il n’a pas pu te donner son nom […]. Tu entends qu’il ne veut pas te voir, qu’il ne t’aime pas », écrit sa cousine Vanessa Schneider dans Tu t’appelais Maria Schneider (Grasset).
Illustration: Jeanne Moreau dans Jules et Jim. Source: Franceculture.fr
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