EGO SUM

 

J’aimerais vous raconter une histoire, oui mais laquelle ? De quoi pourrais-je bien parler ? je n’ai aucune imagination, alors je n’ai d’autre choix que raconter celui que je connais le mieux, c’est-à-dire moi. Oui, mais qui suis-je ? Bonne question, merci de me l’avoir posée. Après tout, qui suis-je si ce n’est une personne parmi tant d’autres. Si ce que je peux en dire est original c’est que certains épisodes de ma vie se sont déroulés dans des circonstances exceptionnelles par bien des aspects. Si je dis Ego sum Victor Hugo répond Homo sum [je suis, nous sommes]. Ecoutons-le : L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. Ce sont, en effet, toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues, riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre (1).

Ainsi en est-il pour moi. Je laisse remonter à la surface images, témoignages, souvenirs, résurgences, car lorsqu’on fouille dans ce fatras que sont nos souvenirs, des tas de choses reviennent en surface, comme des bulles remontent péniblement d’un visqueux magma noirâtre, pour venir éclater à l’air.

Qu’est-ce qui surnage en premier ? Un garçon sage. Trop sage, même. Pourquoi trop ? Pour le comprendre, il faut se rappeler l’origine de l’homme – je veux dire de l’espèce humaine.

Consultons le site du Muséum :  Humains et chimpanzés ont un ancêtre commun, un singe hominoïde vieux de  5 à 10 millions d’années. Ce singe hominoïde est lui-même issu de Mammifères dits Euthériens dont l’origine se situe à environ 150 millions d’années. Une lourde hérédité, car depuis ce temps-là, pour ne pas remonter plus loin, ces sociétés animales, dont est issue la nôtre, sont fondées sur trois pivots, domination, soumission, séduction.

Séduction, je veux bien, mais domination ou soumission, non ! Je ne veux ni manger qui que ce soit ni être mangé. Mon penchant va vers la conciliation. C’est prendre le risque d’être dominé, de subir la volonté d’autrui, volonté qui peut être violente, destructrice, ce que l’on voit se manifester avec force via les réseaux dits sociaux. Ne pas croire pourtant que le harcèlement est propre à l’homme. Chez tous les animaux sociaux, le caractère dominant/dominé est établi dès la naissance, donc déterminé par les gènes. Ces derniers sont à prendre au sens large, car nous savons maintenant que le génome n’est pas tout. Il faut y adjoindre l’épigénome, c’est-à-dire les nombreux éléments qui, indépendamment de l’ADN, déterminent ce que nous sommes, et que nous allons transmettre à notre descendance, à tous points de vue, morphologique, anatomique, physiologique, comportemental, etc…

Pour échapper à ce dilemme mon penchant naturel va donc vers la conciliation, voie étroite et dangereuse. En politique je ferais partie des modérés, ceux qui sont à chaque opportunité éliminés d’une manière ou d’une autre, socialement ou même physiquement. Ou encore découragés, volontairement éloignés de la chose politique. De fait ce fut bien mon cas. Etant ni communiste ni anticommuniste mes tentatives de participer à la vie politique ont tourné court.

Alors je m’interroge, suis-je génétiquement – encore une fois au sens large – dominant ou dominé ? Réponse : les deux, mon général. Ces deux caractères opposés dominent en moi, apportés par chacun de mes deux parents.

D’abord ma mère. Je suis né de Maria Annunziata, Marie de L’annonciation, prénom qu’elle portait sur l’ovale doux de son visage de madone. Occhi celesti, capelli catagni, colorito roseo (yeux bleus, cheveux bruns et teint clair). Son passeport me le dit, mais la photo noir-et-blanc le ne le montre pas ; dommage. Un passeport miraculeusement parvenu jusqu’à moi, que j’examine scrupuleusement, comme un paléontologue le ferait d’un reste fossilisé, le tournant et retournant pour en extraire le plus d’information possible sur l’animal dont il est issu.

Voyons cela. Une épaisse couverture cartonnée bleue, délavée, portant des mentions dorées, partiellement effacées, en haut REGNO D’ITALIA  et plus bas PASSAPORTO PER L’ESTERO (pour l’étranger). Trois fenêtres permettent d’identifier d’un seul coup d’œil le titulaire, en haut les numéros du passeport et en bas le nom : Sinicco Maria Annunziata. Au centre, côte à côte, le blason de la famille de Savoie et le fascio mussolinien [d’où vient le mot fascisme] surmonté d’un aigle qui étale ses ridicules petites ailes.

A l’intérieur, première page, en lettres cursives In nome di Sua Maestà Vittorio Emanuele III per grazia di Dio e volontà della Nazione Re d’Italia. Notons au passage que Victor Emmanuel III n’était pas roi par seul droit divin, mais aussi par la volonté de la nation. Un Vittorio Emanuele III de sinistre mémoire. Il ne s’est pas opposé, comme il aurait pu le faire, à la prise de pouvoir de Mussolini et a paradé avec lui pour accueillir Hitler. Un nabot dont la seule prestance émane d’un ridicule képi à étages qui, loin de le grandir, l’écrase.

Continuons. Il Ministro degli Affari Esteri (affaires extérieures) rilascia il presente passaporto al signor (“Monsieur”) Sinicco Maria Annunziata (accent tonique sur la première syllabe du patronyme). Dessous est inséré entre deux lignes le nom du mari, Chiapolino Elia (prononcer Kiapoli’no Eli’a) accompagnata dalla figlia Chiapolino Carmen. Le formulaire, adressé donc à « Monsieur », précise qu’il est possible de faire figurer sur ce document son épouse et ses enfants. Sans commentaire !

Page suivante, sous un gros tampon Lavoratore (travailleur ; on parle de « Monsieur ») les mentions d’état-civil.

  • Profession : casalinga (femme au foyer !)
  • Parents, Antonio et Zuiani Maria
  • Naissance, Remanzacco, 23 marzo 1902, provincia di Udine
  • Yeux, cheveux, teint (comme ci-dessus).
  • Enfants :     Carmen 18.10.927 –   Giuseppina 25.1.932 (mention curieusement barrée) – Littoria Romana 15.5.933

Aucune personne de la famille n’a pu élucider le mystère de cette Giuseppina. Quant à Littoria, c’est la ville idéale rêvée par Mussolini, d’où le Littoria Romana affublé autoritairement à certains nouveau-nés. Prénom bien vite oublié chez nous au profit de Wanda.

Pages suivantes (traduction).

  • Le présent passeport est valable pour la France, valable jusqu’au 31 juillet 1929. Etabli par la préfecture de Udine sur la base d’une déclaration du mari reçu par le Consulat Général d’Italie de Marseille en date du 28.6.928. L’autorisation du mari est donc nécessaire (remarque : j’ai en effet connu le temps où un passeport était nécessaire pour franchir la frontière franco-italienne).
  • Rapatriement temporaire. Le présent passeport est renouvelé pour la durée de « an un » établi à Nice le 28 nov 1929.
  • Suit une série de visas d’entrée/sortie attestant d’allers-retours incessants entre France et Italie, avec une dernière mention portée le consulat italien de Marseille, avec une date : 25 avr 1933. Date un peu surprenante car ma mère va donner naissance à ma sœur Wanda quelques jours plus tard, en Italie. Des allers-retours un peu difficiles à suivre dans le détail.

L’année suivante elle rencontre mon père, à Marseille : le 15-3-34 une lettre commence par Caro Gelmo et se termine par Ti invio i miei piu’ affettuosi baci (faut-il traduire ?). Gelmo est le diminutif de Guglielmo, Guillaume  un nom qui signe l’Italie du Nord. Maria est follement amoureuse.

Mais elle est dans une situation pour le moins compliquée, avec deux petites filles en Italie. Son mari, Elia, va les rejoindre, mais elle veut rester vicino a te… (près de toi…) dit-elle à mon père. Elle reconnait :  Adesso che mi sono messa in un bel pasticcio, come faro’ (maintenant que je me suis mise dans un beau pastis, comment faire ?).

Mon père la harcèle, brutalement : Non intendo essere schiavo dei tuoi caprici (je n’ai pas l’intention d’être esclave de tes caprices). Elle part à Cannes se reposer auprès de sa cousine Brisca quand, patatras : mi hanno detto che o la malatie dei nove mesi. Veux-tu, lui demande-t-elle de la creaturina qui va venir ? Elle termine sa lettre par un « Tu ne le mérites pas, mais je t’adresse une salutation courtoise » ; elle est apparemment furieuse (le 15.5.1937). Elle avait toute raison de l’être (voir plus bas).

Elle reçoit une rponse brutale qui la terrorrise : tua lettera mi ha fatto molto impressione; ho paura di te (j’ai peur de toi). Elle songe à rejoindre sa famille, mais son passeport n’est pas en règle.

Il lui propose de faire la paix et elle ne demande pas mieux, à condition de non piu’ gridare (arrêter de crier) (26-5-1937). La brutalité de mon père n’est pas purement verbale. Ma mère écrit : Quando mi penso le tue botte se fossi libera farei il trottuar (sic) piutosto che rivenire una schiava (quand je pense à tes coups, si j’étais libre je ferais le trottoir plutôt que redevenir une esclave) (31-5-1937).

C’est la guerre, les barrières frontalières tombent comme des couperets. Ma mère est à la merci de cet homme violent. Elle accouche de mon frère Bruno, puis de moi. Un autre enfant s’était ajouté, André Henri. Qui était-il, je ne sais pas. Un enfant illégitime ? Décidément, combien de mystères se cachent dans ma famille, comme dans beaucoup d’autres, certainement. Je sais seulement qu’il était avec nous jusqu’à son décès, donc à charge de ma mère. Pourquoi n’ai-je pas cherché à savoir plus ? un mystère qui s’ajoute au mystère. De quoi cet enfant est-il décédé ? Probablement d’une pathologie liée au froid, de la vallée de l’Ubaye début mars, dans une maison que mon père ne songeait pas à chauffer, ou bien mal, comme je l’ai vu par la suite.

Le pire est à venir. Mon père avait créé une entreprise de maçonnerie prospère, mais soudain tout a basculé. France et Italie sont des pays ennemis. Il faut choisir son camp ; mon père, le pacifiste, n’hésite pas et s’engage dans l’armée française. J’imagine ce que cela lui a coûté. Heureusement, rien ne se passe, c’est « la drôle de guerre » puis l’arrêt des combats décidé par Pétain. Notre héros malgré lui ne peut rejoindre son foyer, trop près de la frontière. Il doit fuir avec sa famille à Grenoble, une grande ville où, pense-t-il, il sera plus facile de rester anonyme. Là, les Italiens antifascistes se regroupent, se serrent les coudes sans pour autant mener une résistance active.

D’avoir fui l’Italie a permis à mon père de ne pas crever de froid dans les montagnes grecques ou les plaines russes (rien qu’en Russie, 300.000 Italiens ont laissé leur vie, morts de froid pour la plupart), sans oublier l’Abyssinie. Cet homme courageux, volontaire, travailleur, exploitant judicieusement la situation politique avait tout réussi, avant de tout perdre. Il plonge, boit, bat sa compagne, fait un enfant à sa fille. Quelle femme pourrait supporter cela ? Elle n’a aucune échappatoire possible ; elle en meurt.

J’avais trois ans et demi. Je n’ai aucun souvenir d’elle, pourtant je le sais, je le sens, qu’elle m’a aimé tendrement.

Tel était mon père, autoritaire et violent. Je n’ai appris cette triste réalité qu’après sa mort. Quelle aurait été mon attitude si j’avais su que mon support, mon seul pilier dans la vie, brutalisait celle qui m’avait mis au monde, celle qui me manquait tant ?

J’ai en main une lettre de sa cousine Brisca : Caro cugino, ti parlero’ della morte di Maria et della nascità della bambina. Come mai Gelmo ai fatto una cosa cosi’? Pensi a Maria poverina che sa quanto a sofferto di questo e di lasciare i suoi propri figli e figlie e morire. Gelmo, Gelmo, i signore te lo perdona, ma ai fatto una brutta cosa (Cher cousin – tous cousins dans ces villages – je vais te parler de la mort de Maria et de la naissance de la petite. Comment Gelmo as-tu pu faire une chose pareille ? Pense à Maria la pauvre, combien a-t-elle souffert de cela, de laisser ses fils et filles et mourir. Gelmo, Gelmo, que le Seigneur te pardonne, mais tu as fait une chose terrible).

Mon père ne voulait certainement pas la mort de sa compagne et mère de ses enfants. Ivre de désespoir pour avoir vu s’effondrer tout ce qu’il avait édifié grâce à son courage et sa ténacité, réfugié dans le vin et aveuglé par une sensualité qu’une jeune nymphe exacerbait, le tout combiné à un profond égoïsme, il a cédé, comme beaucoup d’autres, à la facilité qui est de s’en prendre au plus faible, sa femme. S’il a conservé ces lettres témoins de sa conduite inqualifiable, si elles ont pu parvenir dans mes mains, c’est la manifestation de son remords, de son repentir ; une forme d’expiation.

En conclusion, il y a deux personnes en moi. D’un côté ma mère, infinie douceur et bonté, avec pour inévitable corollaire la soumission. De l’autre, mon père, domination et violence. Je ne ressens pas pour autant de conflit intérieur. L’une domine en moi, celle qui, paradoxalement, de son vivant était si effacée. C’est elle, je le sens bien, qui me demande d’éviter l’affrontement, de privilégier la conciliation et les relations apaisées. Mon père, lui, reste en arrière-plan, à l’affut, prêt à intervenir si le besoin s’en fait sentir. Voilà pourquoi je suis « trop » sage, à la limite effacé, ce qui est préjudiciable face à la compétition, professionnelle ou non, dans laquelle nous baignons. Par contre, en situation de conflit déclaré, c’est mon père qui s’exprime et m’incite à combattre. Une double personnalité dont je m’accommode parfaitement. Deux personnes que j’abrite et mets en scène à la demande.

 

 

  1. Victor Hugo, Les Contemplations.
  2. L’Homme descend-il du singe ? (mnhn.fr).