I – de Marseille à Izmir

 

Après ma rencontre avec Sofia, j’ai voulu reprendre le chemin du Levant, cette fois non pas en avion mais par la route. Comment dès lors ne pas penser aux croisades, une épopée épique, bien réelle et plus proche de nous que beaucoup d’autres. La grande carte murale sur mur de mon école, montrant les routes suivies par les Croisés, m’avait impressionné. C’était tout de même autre chose qu’une page internet.

En réalité les Croisés sont l’arbre qui cache la forêt, une forêt de pèlerins qui, des siècles durant, ont affronté tous les périls, les pires difficultés pour, une fois parvenus à Jérusalem, mettre leurs pas dans ceux du Christ. Si croisades il y eut, c’est que la route du pèlerinage avait été coupée par les Turcs, ou plus exactement par des bandes qui, venues d’Asie centrale vers la fin du premier millénaire, insoumises au Sultan, ravageaient l’Asie Mineure.

Après avoir franchi le terrible Taurus par les redoutables Pyles ciliciennes, les premiers Croisés prennent pied à Antioche en 1098 : Par des montagnes diaboliques, où les chevaux se précipitaient dans les ravins, nous parvîmes le vingt et unième jour d’octobre devant Antioche, la capitale de toute la Syrie (1).

Antioche, un nom qui sonne comme une légende. Lors d’un séjour à l’Université de Californie, j’avais rencontré un Anglais qui rêvait de voir Palmyre – le pauvre est décédé précocement, sans avoir pu réaliser son rêve. Je me surpris à lui dire que personnellement j’étais fasciné par Antioche. Pourquoi ce nom avait-il ainsi surgi en moi ? Comme je l’appris ensuite, Antioche était la capitale orientale des Grecs, établie pour régner sur un empire qui allait jusqu’en Perse. Une gigantesque mégapole de l’antiquité, près d’un million d’habitants, quand Paris n’était que huttes blotties dans une boucle de la Seine (2). Porte de l’Orient, au croisement de grandes routes commerciales, Antioche était centre d’affaires et ville de plaisirs, nous dit René Grousset (3). Se sont tout naturellement assemblés ici, à quelques journées de marche de la colline du martyre, ceux qui voulaient vénérer le souvenir du Christ. Réunis dans une grotte au-dessus de la ville, ils se sont dits chrétiens, en référence à la croix adoptée comme emblème (4). L’un d’eux, du nom de Pierre, s’est embarqué pour la capitale du monde, Rome, où il fonda la chrétienté. Raymond de Poitiers a passé là de tendres moments auprès de sa nièce Aliénor d’Aquitaine, avant que Louis VII, arrivé avec la deuxième croisade, n’expédie l’oncle à Jérusalem et reprenne son épouse.

Ainsi, j’en décidai : refaire la route des Croisés, non pas à pied comme nos intrépides prédécesseurs, mais en voiture, celle-ci comme un moyen d’accélérer le temps. Mes amis Yasmine et Jacques m’avaient accompagné.Voici donc le récit de notre « épopée » des temps modernes. Il faut préciser que ce voyage date de quelques années ; il est bien antérieur aux tragiques événements qui secouent la Syrie.

Samedi 10 juillet

Partant de Marseille, notre première étape est Toulon-Rome par les Grimaldi Ferries. La traversée est très agréable, bateau neuf, personnel qui parle français avec un charmant accent italien. Beaucoup de routiers, gros bras tatoués dont la bruyante cordialité se répand dans tout le navire. Ils nous valent pourtant l’inconvénient d’un départ avancé, pour leur donner plus de temps de route à l’arrivée, avant midi. Nous voici donc à six heures du matin priés, gentiment mais fermement, d’évacuer les cabines. Le temps d’avaler un cappuccino, o due, et nous voilà dehors.

Dimanche 11 juillet

Le port de Rome, Civitavecchia, est immense. En sortir n’est pas tout, il faut ensuite errer dans la rocade qui ceinture la ville, illogique labyrinthe, panneaux indicateurs surgis au dernier moment – trop tard ! – le tout dans la tradition, lointaine dans le temps mais proche dans l’espace, des auriges trompe-la-mort romains. Dans Ostia, le port tyrrhénien de la Rome antique, à l’embouchure du Tevere (le Tibre) nous flânons dans l’allée qui jouxtait le théâtre, sous de majestueux pins parasols, à l’origine une toiture. Les Romains se promenaient ici entre deux spectacles, parmi les mosaïques noir et blanc qui leur disaient la grandeur de leur empire et la beauté de leur décor de vie. De splendides colonnes de granit débarquées d’Egypte, sont toujours prêtes être réembarquées sur une de ces barges tirées jusqu’à Rome, à contre-courant, lentement, péniblement, souvent à force d’homme.

En direction de Naples, voici le splendide Montecasino, hélas de sinistre mémoire. En 1944, depuis ce colossal monastère-forteresse jugé sur un piton, les Allemands interdisaient la route de Rome aux Alliés, qui furent ainsi immobilisés de février à mai. Débarqués en Sicile en juillet de l’année précédente, les Américains ignoraient-ils que la botte italienne, née des soubresauts de l’écorce terrestre depuis quelques centaines de millions d’années (5), chaos de sommets et gorges enchevêtrés, serait impraticable à leur armada ? Les rares pénétrantes, que suivent les voies romaines, sont constamment dominées de hauteurs d’où l’ennemi peut à tout moment surprendre.

Ce fut Montecassino, la « Stalingrad italienne », une des plus sanglantes batailles de la guerre, bien que quasiment ignorée (6). Enlisés dans la boue des ravins, sur des pentes balayées par une pluie glacée et la neige, des dizaines de milliers de soldats ont été sans pitié et en pure perte offerts aux canons allemands. Certes, ce n’étaient pas de « nobles » soldats américains ou britanniques, mais bien plutôt des indigènes, Maoris néo-zélandais, Gurkhas népalais, goumiers marocains et algériens supplétifs de l’armée française, et bien d’autres, sans oublier les Polonais fraîchement revenus d’Egypte. Soumis aux bombardements aériens massifs, les Allemands s’enfonçaient dans les profondeurs du monastère, pour resurgir après l’alerte, toujours aussi combattifs. Ce sont les goumiers qui, enfin, ont réussi la première percée. Ces montagnards de l’Atlas, pour certains vêtus de djellabas et chaussés de sandales dans ce mois de mars glacial, ceux qui dans la hiérarchie des forces alliées étaient au bas de l’échelle, ont avec leurs mulets escaladé les flancs abrupts pour enfoncer la défense allemande au point le plus difficile.

Nous avons raccompagné en auto-stop deux jeunes Néo-Zélandaises. Sans leur poser de question, il était clair qu’elles n’étaient pas venues visiter le monastère mais bien plutôt le site de la bataille, où sans doute leurs familles ont laissé certains des leurs.

Je repense à ce soldat algérien qui, après Montecassino et la longue campagne d’Italie, a combattu dans les Vosges. Un combat encore une fois terrible, face à des Allemands acculés, se battant avec l’énergie du désespoir pour interdire l’approche de Berlin. Son unité a été littéralement sacrifiée par je ne sais plus quel galonné (je me suis empressé d’oublier son nom) en mal de médailles. Survivant, notre homme, couvert de gloire, mais d’une gloire racinienne, toute intérieure, ne parlons pas de reconnaissance officielle, notre brave homme donc rejoint son pays, Sétif. C’est pour apprendre que son père avait été fusillé par les Français, ces mêmes Français pour lesquels lui-même avait enduré tant de souffrances et affronté tant de dangers.

Les exploits des goumiers sont hélas occultés par les terribles exactions qu’ils commettent lors de leur avancée vers Rome, après Montecassino. Dans la Ciociaria, oubliant que la population italienne avait été elle-même victime des nazis, ils pillent, tuent et, surtout, ils violent (7), faisant de plus de dix mille femmes, jeunes filles et même enfants, des « marochinades », comme autant de pestiférées. Ces crimes auraient été oubliés sans La Ciociara de Alberto Moravia, si remarquablement restituée par Vittorio De Sica. L’émouvante et splendide Sophia Loren a bien mérité là son Oscar de meilleure actrice.

Le monastère a été reconstruit à l’identique, masse imposante qui domine de nouveau les monts Aurunques, sièges d’éternels combats, où déjà les premiers Romains se sont heurtés aux Aurunci (Aurunces) au cours des derniers siècles de l’ère préchrétienne.

Nous contournons Naples et sa réputation de traquenard pour touristes, pour rejoindre Salerno. Un lungomare terne, où les baigneurs ont le choix entre les plages privées, propres, et les ordures des plages publiques. La ville est elle aussi bien terne ; elle fut hâtivement reconstruite après avoir été lourdement bombardée le 9 septembre 1943 par les Alliés, précisément en route vers Montecassino. Le Guide du Routard, qui nous donne ces informations, nous parle en revanche de l’atmosphère authentique des vieux quartiers. Nous les visitons le lendemain.

Lundi 12 juillet

Le Routard dit vrai, le vieux Salerne est une merveille. Ruelles pavées de grosses dalles grises et boutiques ont su garder leur authenticité. Tout au plaisir de contempler, il nous a fallu quelque temps pour remarquer que les échoppes sont toutes, sans exception, garnies de splendides grilles, belle ferronnerie d’art, mais ferronnerie clairement beaucoup trop solide pour être purement décorative. Naples est toute proche, ceci explique certainement cela. Nous sommes attirés par l’échoppe d’un artisan cordonnier, d’où nous ressortons chaussés de neuf.

Nous voici devant le Duomo San Matteo, fondé au XI° siècle. Sa beauté est faite de splendeur et de discrétion mêlées, comme beaucoup de cathédrales italiennes, bien loin de la masse provocante et la décoration pompeuse des nôtres. Pour les admirer, il faut les approcher, aller au-devant des mosaïques murales, des dallages incrustés, de la décoration des piliers, découvrir les statuettes, les innombrables petits chefs-d’œuvre, modestes, presque dissimulés.

Au sortir de la cathédrale, nous entrons dans une salumeria, autre temple, celui-ci de l’art de vivre et du bien manger italiens. Point de discrétion, au contraire profusion de salami, prosciutti, mozzarelle, e tutti quanti. Nous confectionnons avec gourmandise de délicieux pannini que nous allons déguster au bord de mer, ici propre et ombragé. Devant nous part la côte amalfitaine, magnifique corniche aux charmants villages suspendus entre mer et montagne. La cuisine, les vins y sont incomparables. Inutile, pourtant, de vouloir s’y aventurer, un tourisme effréné la rend pratiquement inapprochable en été.

Nous reprenons la route pour rejoindre un agriturismo recommandé par le Routard, un de ces gîtes ruraux qui sont une véritable institution en Italie, subventionnée pour favoriser le tourisme, surtout étranger. On est certain d’y trouver un accueil charmant et une cuisine authentique, ce qui n’est pas toujours le cas des gites français. Nous faisons d’abord un arrêt au site gréco-romain de Paestum, immense, champêtre. Sa réputation tient à trois splendides temples, bien campés sur d’impressionnantes colonnes. Renflées à la base, elles s’amincissent vers le haut et se terminent par une collerette qui donne à ces colosses une légèreté inattendue. Nous reprenons la route après une collation à l’ombre enveloppante et rafraichissante de grands pins parasols.

Nous quittons le bord de mer pour rencontrer aussitôt la montagne – ce que n’avaient pas prévu les fins stratèges américains – et ses routes étroites, sinueuses, sillonnées par des forcenés qui tentent de mettre fin à leur vie à chaque virage (si la mortalité routière a beaucoup diminué en France, elle reste très élevée en Italie). Nous sommes loin de la logique cartésienne des routes françaises avec, au fond de la vallée, un axe à grande circulation, d’où partent des routes secondaires pour desservir les villages perchés. Ici nous grimpons jusqu’à un premier village, pour plonger ensuite dans la vallée, et remonter encore, puis recommencer. Mon père ricanait : « ils ont fait passer un âne et ont construit la route derrière ».

Voici enfin l’Agriturismo de la nonna Rachele Pasca. Nous sommes tout de suite de la famille, avec le chien Nero et son compagnon un énorme Saint-Bernard, les oies, les chèvres, les chats et, tout en bas dans la vallée, les bisons. Là est le secret la mozzarella italienne : elle n’est pas faite au lait de vache, mais de bison. Rachele nous dorlote, tout en nous racontant sa vie, passionnante. Le dîner commence par il pollo con i fucili fatti a mano – poulet et fucili maison, puis tous les produits de la ferme défilent, accompagnés d’un vin à la cerise velouté, savoureux, inimitable. Nous sommes repus, comblés, heureux.

Mardi 13 juillet

C’est le départ. Tout le monde est ému. Rachele dit qu’elle gardera de nous un très beau souvenir, c’est réciproque. Son vin à la cerise et sa salumeria sont du voyage.

Pour rejoindre Brindisi, il faut traverser l’Aspromonte, terre de la ‘Ndrangheta, la mafia locale, dont la spécialité était l’enlèvement, avant qu’elle ne diversifie son activité et s’étende jusqu’en Italie du Nord, même au-delà. Les otages pouvaient être gardés des années, cachés dans les grottes et les cabanes d’une montagne inextricable. Je pense à cette mère qui, après avoir tout essayé pour libérer son fils, s’était enchaînée sur la place d’un village, jours et nuits, montrant à tous, complices muets, l’ignominie de leur conduite. Quelle force de caractère et quel courage ! Quelle leçon à la face de ces criminels ! Je crois qu’elle avait finalement retrouvé son fils et que cette forme de banditisme a rapidement cessé par la suite.

Cette femme est une de ces magnifiques Donne del Sud – comme la photographe palermitaine Letizia Battaglia, la bien nommée – ces courageuses épouses, mères, parentes de victimes de la mafia (8). Une femme avait écrit, chaque année, une « Lettre au geôlier de mon père »publiée dans le journal Corriere di Calabria. Je veux, disait-elle, te regarder dans les yeux, toi qui as vu mon père en dernier, qui a connu ses derniers instants, qui a entendu ses dernières paroles ; je veux savoir ce que tu as fait de son corps. Le bandit lui a répondu, dix ans plus tard, par la même voie, pour se repentir. Elle a pu, grâce à ses indications, retrouver les restes de son père. Tous n’ont pas eu cette « chance ». La population de l’Aspromonte a organisé un circuit de la mémoire, chemin de croix, parcours d’un impossible deuil, où les jalons n’indiquent non pas les sites remarquables, mais les lieux, identifiés ou supposés, de tous ces crimes. Ce cheminement est régulièrement parcouru par des groupes de petits et grands, pour rendre les disparus à la mémoire collective.

Petit arrêt à Potenza, le temps de prendre un cappuccino, et d’acheter quelques vêtements à des prix défiant toute concurrence – la Tunisie est toute proche, ceci explique cela. La mer est atteinte près de Taranto, vers midi. Pique-nique avec le pain et la charcuterie de Rachele, puis de nouveau la route. La côte est grise et plate avec, pour seul point de mire, l’immense raffinerie de pétrole, visible à des dizaines de kilomètres.
Brindisi est une ville charmante et tranquille. Sa longue histoire maritime se lit dans ses maisons et ses ruelles. Le long des quais immenses, peu de bateaux : un navire de la Navale italienne, quelques routards des mers, des pêcheurs et, tout au fond du port, deux bâtiments militaires. Les ferries ne sont pas visibles. Sans doute sont-ils dans l’autre anse du port, derrière la gare maritime.

Le soir nous mangeons dans une petite pizzeria qui rappelle les bons bistrots parisiens, où on s’installe comme on peut pour commander ce qui est sur l’ardoise, une soupe, un bœuf gros sel, puis on ressort content. Ici, ce sont bien sûr salumerie, antipasti, pizze, le tout excellent, avec une grande carafe de vin, encore une fois très agréable, inimitable, comme sont bien souvent les vins italiens.

Mercredi 14 juillet

Renseignement pris au dernier moment, les ferries partent du port extérieur, à une trentaine de kilomètres de la ville. Il faut y aller rapidement ; pas facile avec cet incompréhensible fléchage routier. Enfin nous y sommes. Après des formalités de police à l’italienne (UN carabinier pour des milliers de passeports), nous voici dans un ferry turc en partance pour Çesmes (prononcer Tcheschmé), près de Izmir.

Des familles entières sont installées dans les coursives, avec matelas, couvertures, provisions, dans les zones abritées connues à l’avance. Il y a même une tente sous un escalier ; elle est adaptée à l’espace et une corde garde son accès. Il est clair que des habitués ont appris à exploiter au mieux la configuration du navire pour voyager à moindre coût et dans les meilleures conditions. Il est midi, dans la bonne humeur des couvertures étalées se couvrent de victuailles, tout à fait proches de celles que nous allons connaître en Syrie. Tout le monde parle turc, mais bientôt les enfants s’agitent et les ordres claquent, en français : viens ici ! suffit ! gare à ta figure tout à l’heure ! Nous le découvrons, à de très rares exceptions près, le bateau est occupé par des familles turques installées en France qui, des grands-parents aux petits-enfants, vont passer les vacances au pays. Ces parents turcs bilingues savent exploiter le caractère autoritaire, injustement méconnu, de la langue française.

Tout est turc dans ce bateau, sauf la monnaie, l’Euro, ainsi que la gestion du restaurant et du self, Sodexho. Le restaurant est confortable et de qualité, les prix acceptables. Nous y établissons notre base. Nous verrons le lendemain que le petit-déjeuner est à discrétion, sans que personne n’en abuse ; chacun se cantonne au secteur de restauration qu’il a choisi d’emblée, les coursives, le self ou le restaurant.

Une carte murale affiche notre route. Deux tracés sont indiqués, l’un contourne le Péloponnèse et l’autre est direct, via le canal de Corinthe. Aurons-nous la chance d’emprunter le canal ? De toute façon, ce sera de nuit et nous ne verrons rien. Nous nous couchons sur cette idée.

Jeudi 15 juillet

Six heures du matin. Quelque chose d’anormal nous réveille. Les moteurs tournent au ralenti, bizarre ! Coup d’œil au hublot. Stupeur, nous ne sommes plus en mer : le bateau avance avec beaucoup de prudence au milieu des prés et des arbres ! Le canal de Corinthe !

Nous sautons à l’avant du navire. Lentement tiré par un remorqueur, il se glisse entre deux parois verticales qui défilent majestueusement. Les rochers sont si près que parfois des blocs immergés passent sous le bastingage. On s’attendrait à tout moment entendre le crissement de leur frottement contre la coque. Vision insolite, nous sommes sur un bateau transporté en pleine montagne. Les passagers retiennent leur souffle et assistent, muets, à cette sorte de miracle. On suit la course de deux renards, aussi à l’aise dans ce mur que dans un champ de blé. L’entaille se fait de plus en plus profonde. Le pont routier passe sur notre tête. De là-haut, en route d’Athènes à Patras, j’avais un jour découvert, stupéfait, cette colossale saignée dans la montagne avec, au fond, un filet d’eau. Je rêvais alors de me glisser dans ce monumental défilé, dont Néron avait lui-même entamé le percement. Aujourd’hui m’y voici. Enfin, lentement, le ciel s’ouvre, les parois s’abaissent, quelques maisons tranquilles apparaissent, un quai ; nous sommes de nouveau en mer.

Après le repas de midi, une torpeur gagne tout le navire. On regarde nonchalamment les îles grecques apparaître puis disparaître, innombrables, quelquefois réduites à de simples rochers. L’activité maritime est intense, d’autres ferries nous accompagnent, ou nous croisent, à droite, à gauche, puis plus rien ; l’arrivée est imminente. Avant de toucher au port, nous longeons l’île d’Ios. Le nom, si ce n’est la chose, est bien connu des cruciverbistes : « île grecque » en trois lettres. La Grèce a réussi ce paradoxe de se maintenir dans les innombrables îles à proximité immédiate de la côte turque (9). Là est le contraste du peuple navigateur et celui venu du plus profond du continent asiatique ; voyant la mer, les Turcs pensaient avoir ici du monde atteint les bornes (10).

Nous entrons au port. L’organisation du débarquement est germanique. Par affichage, chacun sait où se trouve sa voiture si bien que, le signal donné, l’évacuation se fera très vite. De nouveau, la queue à la police des frontières. Devant nous, les Italiens présentent leur visa. Alors que je croyais tous les Européens dispensés, j’apprends que seuls les Français ont cette faveur. Nos voisins hasardent une explication : c’est parce que les Français… Je n’écoute pas, la suite qui est pure élucubration. Nous connaissons la réalité mais ne disons rien. Ce serait trop long et certainement mal venu ici. Nous aurons l’occasion d’en reparler plus tard.
L’attente à la douane est interminable. La nuit est tombée depuis longtemps quand nous entrons dans Çesmes. Nous sautons dans le premier hôtel et partons à la découverte de notre nouveau continent. Çesmes est à Izmir ce que Cassis est à Marseille, le snobisme en moins et la « musique » en plus. La petite ville est charmante, les promeneurs heureux, les boutiques avenantes, les restaurants attirants. Nous entrons dans l’un d’eux, choisi pour son ambiance sonore acceptable. Le patron s’empresse, s’active avec énergie et gentillesse. Nous retrouverons chaque fois le même empressement. La salade, orientale bien sûr, les kebabs et les fruits, délicieux, seront notre menu et notre plaisir quotidiens dans les jours à venir.

 

Lire La suite : http://levantin.com/de-izmir-a-antioche/

 

Ce récit a été prépublié dans le site www.monsieur-legionnaire.org

1. Les Routes des Croisades, Géo, n°202, décembre 1995.
2. Lorànt Deutsch, Métronome, l’histoire de France au rythme du métro parisien, Michel Lafon.
3. René Grousset, l’Empire du Levant, Bibliothèque historique Payot.
4. La grotte a été quelque peu aménagée et porte le nom d’Eglise Saint-Pierre.
5. Soubresauts incessants, qui ont provoqués les terribles tremblements de terre dévastateurs que l’Italie centrale connait encore.
6. Elle a fait de l’ordre de 50.000 morts
7. Helena Janeczek. Les Hirondelles de Montecassino, Actes Sud
8. Emission Donne del Sud, RAI UNO, TG1 Speciale, 2 décembre 2012.
9. C’est ainsi que les réfugiés peuvent espérer gagner l’Europe sur les coquilles de noix. Tous, hélas, n’atteignent pas pour autant la côte grecque.
10. Victor Hugo. La légende des Siècles.

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