L’Isère

Grenoble, ville de paradoxes. Une ville de montagne, descendue au niveau de la mer, ou presque (altitude 398 m), une mer qui pourtant est distante  de 400 km. Autrement dit, l’eau partant de Grenoble n’aura pour se déverser en Méditerranée qu’un faible dénivelé de 1 m par km.

Cette eau, ou plus exactement l’Isère, participe à ce paradoxe. Sur tous les continents, la pluie fait grossir les cours d’eau, partout sauf à Grenoble et, partout ailleurs, les cours d’eau s’assèchent par beau temps, sauf à Grenoble. La raison, en est dans les montagnes. Au Nord, l’Isère descend des sommets de Savoie, alimentée par l’Arc. Pus au Sud, elle provient du massif de l’Oisans, alimentée par le Vénéon et la Romanche, ainsi que par l’Eau de l’Olle, du côté Est de la chaîne de Belledonne. Ces torrents-là rejoignent l’Isère via le Drac, autrement dit le diable (nous y reviendrons). En hiver, il neige sur ces massifs, ce qui ne concerne pas l’Isère. En été la neige fond, si bien que l’Isère enfle. Cela se fait progressivement, au rythme de la fonte des neiges, jamais brutalement Conclusion, quand il pleut, l’Isère est paradoxalement basse ; quand il fait beau elle est haute, sans être jamais en crue. Unique !

Les glaciers

Continuons. Cette ville de montagne est dans une plaine alluviale. En fait elle repose sur une gigantesque accumulation d’alluvions. Gigantesque, c’est le mot : 1.500 m d’épaisseur, au moins, car les sondages effectués ont été interrompus à cette profondeur sans pour autant avoir atteint le lit rocheux. Une colossale tranchée, donc, creusée par les glaciers de l’Oisans, comblée ensuite par les sables et galets apportés par les torrents qui ont succédé. Pourquoi pareille tranchée ? parce que les glaciers creusent lorsqu’ils sont freinés dans leur marche. Or, en venant de l’Oisans, les glaciers se sont heurtés à la Chartreuse ainsi qu’à ceux provenant de la Savoie. Un goulot d’étranglement.

On nous dit que la terre brûle, c’est faux. La terre est une casserole d’eau ; comment une casserole d’eau peut-elle brûler ? En fait elle souffle le chaud et le froid, le très chaud et le très froid car, contrairement au mythe dont on nous abreuve, on ne peut en aucune façon modifier son climat, surtout pas réguler sa température de quelques degrés, comme on nous le donne à croire. Les Parisiens ou les Bretons peuvent avaler cette couleuvre, mais surtout pas les Grenoblois qui, eux, vivent concrètement la réalité d’un changement climatique qui est sans rapport avec l’activité humaine.

Au début de mes excursions en montagne, j’avais en main des cartes d’Etat-Major. De 1820 à 1860, toute la France avait été cartographiée par les services de l’armée à l’échelle 1/20.000. Cartes absolument remarquables. Le relief était représenté en courbes de niveau complétées par des hachures d’autant plus serrées que la pente était forte. Le relief était rendu à la perfection, si bien qu’on se déplaçait en tous points comme en terrain connu.

Que nous disaient ces cartes ? Elles nous parlaient des glaciers en termes éloquents. On pouvait voir leur recul depuis l’établissement des cartes, un recul difficilement attribuable à l’activité humaine, puisque l’ère industrielle n’avait pas débuté. L’énergie était essentiellement animale et, dans la région grenobloise, hydraulique (1). Sur place, on peut voir leur recul depuis des milliers d’années. Les glaciers s’écoulent comme des torrents, à une vitesse infiniment plus faible, ce qui fait que – en application du théorème de Bernoulli – ils pèsent lourdement sur la roche et creusent à la manière d’un gigantesque rabot. Ils creusent des vallées en forme de U très caractéristique, ce que tout grenoblois peut constater par exemple dans la vallée de Séchilienne, en se rendant aux stations de ski de l’Oisans. Ainsi ont-ils sous les yeux des milliers d’années de recul des glaciers. Où est l’activité humaine là-dedans ?

Ajoutons à cela les blocs erratiques. Ouvrons le Trésor de la Langue Française informatisée (TLFi) : « un bloc erratique est un bloc rocheux transporté par d’anciens glaciers loin de son point d’origine. Les collines qui dominent Lyon sont couvertes de blocs erratiques arrachés aux montagnes de la Savoie ou du Dauphiné, et charriés d’une distance voisine de 400 kilomètres ». Tout collégien grenoblois le sait et le vit. Ainsi, mon prof de géo, qui était aussi mon voisin, m’appelle un jour au tableau :

– Quelle est la nature des pierres que tu trouves dans ton jardin ?

– Ce sont des pierres calcaires.

– N’y a-t-il pas autre chose ?

– si, des pierres granitiques.

– Comment les appelle-t-on ?

– Des roches erratiques.

– Comment sont-elles venues là ?

– Elles ont été apportées par les glaciers.

– Bonne réponse !

Voilà, il suffit qu’un grenoblois regarde où il met les pieds pour voir très concrètement les changements climatiques qui se sont produits au cours des temps géologiques.

Ces magnifiques cartes ‘d’Etat-Major au 20.000ème ont été par la suite remplacées par des 25.000ème. Une petite différence qui change tout. Elles ont apporté la couleur, mais les précieux détails sont perdus ; en terrain difficile la marche est beaucoup plus hasardeuse.

Un peu d’histoire

Après la géologie, passons à la géographie et la géopolitique. Le paradoxe continue. Grenoble n’est en France « que » depuis 1349, date à laquelle le Dauphin cède la province au roi de France. Cela parait bien loin, mais le souvenir est bien vivace : on quitte la ville en direction de Lyon en franchissant la Porte de France. Une porte fortifiée, toujours en place pour rappeler aux Grenoblois leur histoire.

La géographie nous montre une ville située au carrefour de trois vallées, formant un, Y et le paradoxe se poursuit. Trois vallées ce sont aujourd’hui trois axes de circulation, mais il n’y a pas si longtemps les choses étaient tout autres; ces vallées étaient des culs-de-sac ou même des obstacles. L’Isère du côté amont venait d’un pays étranger, la Savoie. Un pays étranger jusqu’en 1860, avec une paysannerie de montagne et pour principale richesse le lait des alpages. Du côté aval, une vallée qui débouche sur le Rhône, mais en dehors de toute agglomération. Lyon, la prestigieuse voisine qui ouvre la voie vers Paris, ne peut être atteinte qu’au travers des collines tourmentées des Terres Froides. Valence, la porte de la Provence, est elle aussi à l’écart, au Sud du confluent de l’Isère. Les voyageurs partis de Valence ne pouvaient rejoindre directement Grenoble car ils se heurtaient au Drac, le terrible diable, une mer de sables et graviers balayée par les multiples et mouvants bras du diabolique et capricieux torrent. Une mer infranchissable car dépourvue de toute voie carrossable.

Lors de ma vie grenobloise, j’habitais en hauteur, sur les pentes du Vercors, en bordure du Chemin de la Lune (en guise de lune, une immense prairie qui, de fait, évoquait une face lunaire). Le chemin, lui, suivait la voie du tram qui, parti de Grenoble, serpentait sur les pentes du Moucherotte pour, au prix d’innombrables ouvrages d’art, tunnels, ponts, se hissait jusqu’à Saint-Nizier et de là gagnait Villard-de-Lans. Quelle magnifique réalisation et quelle promenade ce chemin de fer devait offrir, avant d’être irrémédiablement anéanti.

A la hauteur de ma maison partait le chemin que devaient nécessairement emprunter les voyageurs venus de Valence. Ils gagnaient ainsi le hameau de Cossey, point le plus haut de la commune de Seyssins, pour ensuite redescendre sur le village de Claix où, enfin, ils pouvaient franchir le Drac. Le torrent s’est frayé ici un court et étroit passage au travers d’une roche particulièrement dure, défilé sur lequel les Romains ont bâti un pont. Au-delà du pont est le village de Pont-de-Claix, le bien nommé, avec Grenoble en vue.

Combien de fois ai-je emprunté ce chemin, avec toujours une pensée pour celui qui m’avait si souvent précédé, Mandrin, le brigand au grand cœur qui a laissé jusqu’à nous un souvenir ému. De sa voix chaleureuse Yves Montand chante si bien la malheureuse destinée de celui qui détroussait les riches pour nourrir ses compagnons crève-misère et que « Ces messieurs de Grenoble ont jugé à pendre » [Yves Montand – Complainte de Mandrin (Ou la volerie) – Bing video]

Au fait, les Romains, avez-vous dit ? Que diable sont-ils venus faire là ? Devaient-ils eux aussi franchir le Drac ? Eh bien oui, ils étaient sur le trajet Espagne-Italie. Les grandes vallées fluviales ont été longtemps impraticables, de sorte que les voyageurs se déplaçaient à flanc de collines ou le long de petites vallées peu inondables. Ainsi, pour gagner Rome venant d’Espagne, Hannibal avait un moment suivi la vallée de la Durance avant, semble-t-il, de s’engager dans le Queyras, la plus haute vallée d’Europe occidentale, avec le village de Saint-Véran, record d’altitude, pour rejoindre la vallée du Pô par le col de la Traversette à 3.000 mètres d’altitude. Inimaginable avec un troupeau d’éléphants. Pourquoi n’a-t-il pas suivi la Durance pour franchir le Montgenèvre, moins haut de mille mètres ? Le goulot de l’Argentière était-il à l’époque trop étroit pour le passage de ses mastodontes ou bien Hannibal craignait-il de rencontrer les légions romaines sur cette voie très fréquentée, comme Napoléon débarqué à Golfe Juan avait-il choisi de gagner Paris par les petites routes des Alpes, plutôt que par la vallée du Rhône.

Pour ce trajet Espagne-Rome, les Romains avaient, eux, tracé une voie qui passait par Veynes, village des Hautes-Alpes, avant de suivre la vallée de la Romanche ce qui implique, au-delà du Bourg d’Oisans, de s’engager dans une formidable entaille dans la roche, étroite et profonde de plusieurs centaines de mètres. Là, dans les tréfonds de la montagne ils ont bâti un pont. Comment imaginer cheminer dans l’étroitesse de ces parois verticales, où le ciel n’est plus, où le moindre passage est à disputer à un torrent furieux et bondissant, où la moindre glissade serait mortelle ?

Ce pont, je l’avais vu depuis la route menant au barrage du Chambon, taillée à flanc de montagne. Comment a-t-il résisté, des millénaires durant, à la furie de la Romanche ? Est-il toujours debout ?

La houille blanche

Le barrage du Chambon, la première retenue des Alpes françaises, fièrement célébré par les Grenoblois comme le temple de la « Houille Blanche ». Il faut rappeler ce qu’était le charbon à cette époque, pratiquement la seule source d’énergie, industrielle comme domestique. Disposer de l’équivalent grâce à l’hydraulique était une réelle fierté. Ce barrage pionnier a connu  bien des avatars. Tout d’abord, les concepteurs ont négligé de déboiser la zone de retenue, avant la mise à l’eau. Résultat, les troncs d’arbres se sont accumulés au pied du barrage, rendant impossible la manœuvre des vannes de délestage. Inconvénient majeur pour la maintenance de l’ouvrage. Ensuite la route de La Grave, vers le Lautaret et le Galibier a été récemment coupée car un pan de la montagne glisse lentement vers le lac. Les habitants de La Grave n’ont eu d’autre choix que de rejoindre la route de Grenoble en barque, avant qu’une route ne soit tracée sur l’autre rive du lac, moins menacée par les soubresauts de la montagne.

Bien d’autres barrages sont venus, comme le Sautet, lui aussi appuyé sur un verrou glaciaire, c’est-à-dire un rétrécissement de la vallée du fait d’une roche particulièrement dure, que le glacier n’a pu que partiellement entamer. Le barrage de Serre-Ponçon fait exception, barrage de remblai avec un noyau central fait d’argile.

Ces barrages ont généré à Grenoble une industrie de tôlerie spécialisée pour la fabrication de conduites forcées, destinées à conduite l’eau des barrages jusqu’aux l’usines hydroélectriques. Des conduites devant résister à des pressions considérables. J’ai pu assister à la finition d’un de ces éléments. Imaginez un tube d’acier de près de 2 m de diamètre avec des parois épaisses d’un centimètre (1 cm d’acier !).  Autour sont disposés des arceaux d’acier d’un diamètre supérieur de sorte qu’ils ne le touchent pas le tube. On ferme les deux extrémités et on envoie une pression telle que le tube d’acier (je rappelle, parois de 1 cm d’épaisseur) se dilate jusqu’à toucher les arceaux. Spectaculaire !

On ne peut que rappeler le sketch de Fernand Raynaud. Un Marseillais est à la recherche de travail à Grenoble :

– Vous avez fait de la tôle, lui demande-t-on.

– 2 ou 3 ans, comme tout le monde !

Il y a tôle et taule.

Un foisonnement scientifique

Cet environnement a généré un foisonnement scientifique extraordinaire, pour avoir attiré et retenu de grands scientifiques.

Ainsi nous avons vu arriver dans l’amphi de l’institut Fourier un zombie égaré, cheveux ébouriffés, lunettes  rondes. Tourné vers nous sans nous voir, il a prononcé quelques mots incompréhensibles, où roulaient à l’unisson tous les torrents des Alpes, avant de couvrir le tableau noir d’intégrales triples, qu’il effaçait prestement pour les remplacer aussitôt par d’autres, le tout accompagné d’un borborygme que personne ne songeait à écouter. Cela dura une heure, peut-être deux, jusqu’à ce qu’il se retourne vers nous : « Voilà » dit-il, simplement. L’amphi exulta aussitôt en un tonnerre de joyeux applaudissements. Certains allèrent jusqu’à lui jeter des pièces comme à un saltimbanque. Lui n’avait cure de ces gamineries. Il avait en tête de grands espaces, de grands projets. Nous étions en présence de Louis Antonin François Lliboutry, dont j’appris plus tard qu’il était né à Madrid de parents français. Après les Andes, il venait à Grenoble appliquer aux glaciers et au globe terrestre lui-même les principes de la dynamique des fluides. Il fonda le premier laboratoire de glaciologie, toujours en place sous un autre nom, qui a fait école et a grandement contribué à la renommée de Grenoble.

Ce que Louis Antonin Lliboutry n’a pas daigné nous enseigner, Jacques Debelmas l’a fait, d’une remarquable manière. Nous étions alors au laboratoire de géologie, installé place Notre-Dame, dans l’ancien évêché. Quelle différence, nous a-t-il dit, entre une pâte de guimauve et une chaîne de montagne ? Réponse : aucune, ce n’est qu’une question de temps. Une guimauve se replie en quelques secondes, une chaîne de montagne en quelques millions d’années. Il illustra son propos par l’exemple, entre autres, d’une plaque de marbre fixée au mur depuis quelques centaines d’années, qui a amorcé un mouvement d’écoulement. En fin d’année, c’est sur le terrain qu’il a illustré son propos, en nous conduisant dans le Briançonnais, le Vercors et le Dévoluy. J’étais aux anges. Les montagnes, ce merveilleux décor qui m’entourait depuis mon enfance, soudain s’animait. Alors que je les croyais imperturbables, je les voyais  surgir, basculer, glisser, jouer à saute-moutons. Sous la poussée de l’Afrique, la plaine du Pô se soulevait en une gigantesque vague, franchissant des centaines de kilomètres pour se déverser sur Embrun. Je traçais fiévreusement ces mouvements titanesques sur de grands feuilles à dessin qui, hélas, n’ont pas suivi mes pérégrinations.

Les photos satellite illustrent parfaitement ces coups de butoir de l’Italie qui ont généré les Alpes, comme le sous-continent indien a entrainé la formation de l’Himalaya. Dans un cas le déplacement se chiffre en centimètres par an, dans l’autre en décimètres.

Un géologue a une vie très longue. Face à la montagne, nous voyons une falaise, un repli (comme le beau pli couché de Sassenage) tandis que, lui, a le temps de voir ces colosses s’élever, exécuter de monumentales pirouettes avant de disparaitre pour laisser la place à d’autres, et d’autres encore. Nous voyons des Alpes immuables, alors que lui contemple leur majestueuse apparition, avant qu’elles ne s’effritent comme des châteaux de sable sous l’effet de l’air marin, puis renaître, disparaître, et renaître encore. Ce sont des centaines de millions d’années qui se déroulent sous ses yeux. Que dire du paléontologue qui voit prendre forme les premiers êtres vivants, de modestes bactéries, certes, il y a de cela tout de même deux milliards d’années. Laura Emmert, une paléontologue du Tennessee, qui travaille depuis plusieurs années sur un Rhino fossile, lui a donné un nom et lui parle comme à un animal familier, dans un espace-temps dilaté : « Tu m’as attendu cinq millions d’années bien sagement, en gardant tous tes os en place, c’est très bien » lui dit-elle [Nature, Where I work, 2023, 613:208]. L’archéologue, qui contemple de somptueux palais là où ne sont que misérables pierrailles, n’a que quelques milliers d’années devant lui, derrière lui plutôt, mais il sait que bien d’autres merveilles aujourd’hui englouties ressurgiront un jour de là où on ne les attend pas.

Dans le sillage de l’énergie hydroélectrique est venu à Grenoble le prix Nobel Louis Néel. Sous son impulsion a été créé le CEA, émanation du Commissariat à l’Energie atomique, puis le Laboratoire de Spectrométrie physique avec Michel Soutif. Puis se sont implantés les grands laboratoires européens, l’ILL (Institut Max von Laue-Paul Langevin) et le Synchrotron pour la production de hauts flux de neutrons et de rayons X.

Récemment est venue la physique quantique avec Alexia Auffèves à l’institut Louis Néel.

Ces grands laboratoires se sont installés dans le no man’s land, proche du centre-ville, où le Drac hésite à rejoindre l’Isère. C’est ce que nous appelions le Polygone d’Artillerie, apparemment terrain militaire. Le collège nous y conduisait le samedi matin pour l’activité physique de plein air. A cette époque, de ce foisonnement scientifique rien n’était sorti de terre. Un désert. J’ai donc suivi la voie de tous ceux qui ne trouvent pas à s’épanouir chez eux, l’émigration. De Grenoble à Lyon, une faible distance mais un grand saut dans l’inconnu.

Un saut qui s’est avéré fructueux, mais je n’étais toujours pas satisfait. Je ne trouvais pas ce que je cherchais, la discipline qui pénètre dans l’infinie complexité des mécanismes qui font la vie, autrement dit la biochimie.  Comme tout expatrié, volontaire ou non, je songeais à mon pays : Va pensiero [Verdi, Nabucco]. Grenoble avait connu entre-temps un extraordinaire développement. L’énergie hydroélectrique avait porté ses fruits, mais tout était logiquement orienté vers la physique. Pourtant un pas timide vers la biologie avait été fait par la création de ce qui s’appelait le CERMO (Centre d’Etudes et de Recherches de Macromolécules organisée). J’y voyais une opportunité, qui s’est avérée une impasse : l’environnement était décidément dédié entièrement a la physique. Je devais de nouveau migrer. Dédaignant les sirènes parisiennes, optais pour Marseille où la biochimie connaissait un développement intéressant (2).

Plus encore

Le fertile terreau grenoblois continuait de fructifier, cette fois en direction de la biologie. Ainsi a été créé le Grenoble Institut des Neurosciences, qui aurait correspondu parfaitement à mon attente, mais j’étais engagé à Marseille.

Dans le Grésivaudan, la vallée de l’Isère au débouché de la Savoie, se développe la Silicon Valley à la française où se prépare, à grande échelle, la micro-informatique du futur.

Ecoutons Europe 1 : « Grenoble, c’est tout un écosystème orienté vers les technologies du futur. Au pied des montagnes, on trouve 14 centres de recherche, 220 laboratoires, 21.000 chercheurs, une fac de pointe. Mais aussi, tout à côté, 300 entreprises high tech dont certaines sont des leaders mondiaux comme HP, ST Micro ou Soitec. Et tout le monde travaille main dans la main avec le CEA ».

Ce n’est pas tout

Une association nommée Quasar (allusion à une source de rayonnement dit quasi-stellaire), qui est une émanation de la physique grenobloise, a entrepris de créer un lieu scientifico-touristique autour de la lumière, près de Gap. J’en suis membre en (bonne) compagnie du récent prix Nobel Alain Aspect. Ce modeste monsieur a contribué à établir que deux particules, très éloignées l’une de l’autre, peuvent être associées de sorte que toute modification de l’une se répercute sur l’autre. C’est le quantum entanglement ou intrication quantique. Cette incroyable notion va changer notre vie quotidienne car ce qui se profilent derrière est difficile d’imaginer, calculateurs quantiques d’une puissance inimaginable, téléportation et autres.

Les montagnes

Tout grenoblois vit par et pour la montagne. Il a chez lui, entassé dans les couloirs de son appartement ou dans ses dépendances, un abondant équipement pour la neige, la glace, le rocher, les pistes VTT ou autres, plus matériel de camping pour toutes saisons, sans parler de spéléo et de parapente.

Lorsque j’en étais je ne dérogeais pas à la règle. Je ne veux pas vous assommer avec le récit de mes exploits, et mes déboires, d’ancien combattant alpin, simplement laisser remonter en surface certains souvenirs, pour le plaisir, en espérant susciter chez vous un peu d’intérêt.

Faut-il préciser que mes « exploits » ont été assez modestes, toutefois je les ai vécus intensément. Là est l’attrait de la montagne, outre la beauté de ses paysages, vivre quelques moments d’intensité.

Le Mont-Aiguille

J’ai vécu toute mon enfance parmi les montagnes sans leur accorder d’attention. Elles étaient autour de moi, un point c’est tout, rien à ajouter. Je ne les ai réellement découvertes que l’année du bac. Je voulais me détendre avant l’examen, cesser de réviser et me changer les idées. Quelques-uns de mes amis étaient dans la même disposition d’esprit et l’un d’eux a proposé : « Allons deux ou trois jours au refuge du Mont-Aiguille ».

Ainsi il fut fait. Nous avons franchi à vélo la soixantaine de kilomètres qui nous séparaient de ce refuge, à l’époque une simple cabane sans confort, ce qui nous importait bien peu. Le dépaysement était parfait : aucune vie, si ce n’est sauvage, à des de kilomètres à la ronde. Même la route principale qui traverse le Trièves, du col du Fau au col de Lus-la-Croix-Haute, était déserte pour cause de glissements de terrain dans cette zone schisteuse, instable. Pour moi, qui ne sortais jamais de Grenoble, une grande découverte.

Le Mont-Aiguille est une butte-témoin caractéristique, en l’occurrence un morceau du plateau du Vercors, détaché par l’érosion. Un phénoménal morceau : près d’un kilomètre de long, une falaise de 350 m de haut. Ainsi je me trouvais, pour la première fois de ma vie, au cœur de la montagne. J’étais fasciné ; elle me paraissait totalement inaccessible. Comment imaginer que j’allais la gravir bien souvent, quelquefois dans des conditions invraisemblables.

Quel extraordinaire promontoire, qui domine toute la région, du Vercors à l’Obiou. Il a été le premier site d’escalade populaire. Pour le rendre accessible au plus grand nombre, on a cru nécessaire de mettre en place de gros moyens, littéralement : un colossal câble d’acier fixé à la paroi par d’énormes pitons scellés au plomb ; de quoi hisser une locomotive et ses wagons ! En réalité l’ascension ne présente aucune difficulté, avec pour seul danger les chutes de caillasses déclenchées par les fréquents passages. La balade se terminait pour nous par une belle descente en rappel dans les « tubulaires », une zone où la paroi forme de sortes de grandes cheminées à la paroi lisse et verticale.

L’ascension du Mont-Aiguille est donc une aventure bien banale ; explorer l’intérieur serait plus original !  il n’en fallait pas plus pour nous tenter. Cet immense bloc rocheux est un monstre aux pieds d’argile, au sens propre : il repose sur un fragile socle argileux. C’est précisément ce qui a rendu possible le travail de l’érosion qui l’a isolé du massif du Vercors. C’est ainsi, par l’érosion du support et l’effondrement progressif de la partie supérieure que le Mont-Aiguille a pris forme au cours des temps.

Le processus continue : une grande partie de la montagne va se détacher du reste dans un temps plus ou moins long. Cela se voit par une large ouverture qui barre la prairie du sommet et se prolonge jusqu’à la base comme le montre l’infiltration de l’eau de pluie. De quoi exciter notre curiosité. Nous voici donc un jour escaladant la paroi munis de matériel de spéléologie. Matériel de l’époque, échelles mobiles en câbles d’acier et échelons de métal, cordes de chanvre, éclairage par acétylène, casques de l’armée, le tout entassé dans de grands sacs à dos dont le poids nous tirait à l’arrière.

Que pouvait-on trouver à l’intérieur du Mont-Aiguille ? Rien, aussi n’avons-nous rien trouvé, si ce n’est quelques insectes cavernicoles. Je suis descendu profondément dans les entrailles de la montagne, dont les parois couvertes d’argile visqueuse se resserraient progressivement. Je suis allé jusqu’à être totalement immobilisé au point d’être dans l’incapacité de seulement tourner la tête. Mes camarades ont dû me hisser pour me sortir de là. Un risque insensé, pour une quête perdue d’avance, si ce n’est l’irrésistible besoin d’explorer jusqu’aux plus infimes détails d’un merveilleux décor de vie.

 

Montagnes, à suivre …

 

 

  1. Cf Le tour de France de deux enfants
  2. De même qu’à Grenoble la physique s’est développée à partir de l’énergie hydroélectrique, à Marseille la biochimie s’est développée à partir du savon, plus exactement des huiles importées pour la fabrication du savon. Comment des enzymes, qui sont dans l’eau, peuvent-elles agir sur des lipides, qui eux sont séparés de l’eau ? c’est la quadrature du cercle, résolue par Pierre Desnuelle, ce qui lui a valu le prix Nobel. Je lui dois mon entrée en biochimie, une science maintenant décriée, jugée ringarde, bien qu’elle détienne les clés de la mécanique du vivant.