Ma fille

 

L’enfer, vous voulez rire ! Ce n’est qu’un épouvantail agité aux yeux de ceux qui seraient enclins à ne pas suivre avec humilité et respect les règles édictées par notre Sainte Mère l’Eglise. Je le croyais, mais c’était avant, avant de rencontrer le diable en personne, oui, le diable lui-même, en personne. Un être cornu, poilu, aux pieds fourchus, enveloppé d’une suffocante puanteur de soufre ardent ? Non, vous n’y êtes pas du tout. Une charmante jeune fille, douce, belle comme, non, belle tout simplement, aussi belle que cela se peut, aussi douce que belle. Un ange. La beauté, un point c’est tout. Ne rien ajouter sous peine de rompre une harmonie fragile comme, non, fragile, point. Surtout ne rien ajouter sous peine de rompre le charme. Aie, vous avez dit le charme ? Le charme, une joie sans nom, tombant des feuillages, dormant sur les herbes ? [Zola, La faute de l’abbé Mouret] (1). Enchantement, ou alors ensorcellement? La langue française entretient ici une redoutable ambigüité. Où cela nous mène-t-il?

Reprenons, ma fille était belle (je dois parler au passé, hélas) cela va sans dire, un ange pourrait-il ne pas être la beauté même ? Intelligente, bien entendu, au-delà de ce qu’on entend par là. Elle savait tout, avait tout vu, tout lu, tout compris, et ce qu’elle n’avait pas vu ni lu, elle le savait. Elle parlait en érudite de religion, de géopolitique, et de bien d’autres choses. Par la seule lecture de l’Officiel des Spectacles, elle pouvait analyser un film mieux que ceux en salle. Le jeu des acteurs, leur filmographie, le metteur en scène, sa technique, elle en parlait en quasi professionnelle. On s’étonnait: quand as-tu vu ce film ? Non, elle ne l’avait pas vu.

Faut-il préciser qu’elle avait tous les dons ? A quatre ans elle avait entrepris le violon, avec les louanges de son professeur de violon, avant de passer au piano avec, vous l’avez compris, les louanges de son professeur de piano, et pas seulement de son professeur. Elle a été la plus jeune élève admise au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris.  Elle avait l’oreille absolue, c’est-à-dire qu’elle pouvait reconnaitre une note jouée seule, isolée de tout contexte. C’est une prouesse qui confine à, non pas la pathologie, pas de gros mots, disons à des troubles du comportement. L’oreille absolue se rencontre chez certains autistes. Oui, on reconnaissait chez elle une forme d’autisme, mais que se lèvent ceux qui pensent être indemnes de toute forme d’autisme. Ce n’est rien d’autre qu’un comportement hors-normes. C’est, vous savez, la courbe de Gauss. Non, vous ne savez pas ? Mesurons par exemple la longueur des pattes de mouches, toutes les mesures vous se situer dans un certain intervalle, elles vont se regrouper sous un même chapeau, sous une courbe, la courbe de Gauss donc. Toutes, sauf quelques-unes qui seront en-dehors parce que plus grandes ou plus petites. Voici les autistes, ceux d’un côté de la courbe ont les plus grandes difficultés à accomplir les gestes les plus simples, tandis que ceux de l’autre côté sont capables de prouesses extraordinaires.

Donc ma fille relevait d’une certaine forme d’autisme (en suis-je moi-même à l’abri, j’ai des raisons d’en douter) ce qu’il est convenu d’appeler un être hyperdoué. Elle était donc d’un côté de la courbe de Gauss, en compagnie de bien d’autres. Le cerveau des gens « normaux », ceux bien au chaud sous le chapeau de Gauss, est une machinerie d’une complexité dont nous ne viendrons sans doute jamais à bout, alors que dire de ceux qui en sortent ? Où est la différence ? Inutile d’aller chercher un microscope, même le plus élaboré, rien ne sera perceptible. On estime que le cerveau humain contient dix milliards de neurones. C’est beaucoup, c’est considérable d’autant plus que les neurophysiologistes savent maintenant que chaque neurone doit être regardé isolément car il exerce une fonction qui lui est propre. Chaque neurone est un cerveau à lui tout seul. Chaque cerveau c’est dix milliards de cerveaux regroupés dans un même crâne. Alors, allez chercher ce qui différencie un « normal » d’un « hyperdoué » !

C’est ainsi que fonctionnent les supercalculateurs, en regroupant quelques centaines ou milliers, voire dizaines de milliers de calculateurs travaillant en parallèle, nombre qui ne pourra jamais avoisiner le milliard, bien entendu. Les performances du cerveau humain pourront être seulement approchées, par certains aspects, ne parlons pas de leur ensemble.

La contrepartie de tout cela est que de graves dysfonctionnement cérébraux, entrainant notamment de lourdes altérations du comportement, peuvent être le fait de quelques neurones seulement. Allez chercher lesquels !

Cela nous ramène à ma fille. Quand a-t-elle commencé à « déraper » ? Les premiers signes sont apparus lors du concours de fin d’année du conservatoire. Cette année-là, le premier prix a été décerné à Hélène Grimaud, pour ma fille une incommensurable injustice. On lui a fait valoir que si elle méritait incontestablement le premier prix, il n’est jamais attribué dès la première année, que son tour viendrait l’année suivante, etc…, en vain. A partir de là ce fut la descente aux enfers, ou plutôt la montée, l’éruption des enfers dans notre vie quotidienne. Toutes les qualités, toutes les ressources, immenses, qui étaient en elle ont mises au service, avec quelle force et quelle énergie, de l’anéantissement de l’entourage, ses parents au premier titre. Le diable a surgi chez nous, un diable transmuté en jeune fille, ou une jeune fille transmutée en diable qui sévissait jour et nuit, sans répit. Il est inutile de faire l’inventaire des sévices qu’il nous a infligés. Ils n’ont de valeur qu’anecdotique.

Disons que voir se transformer en montre haineux et destructeur l’enfant, ce miracle qui nous a été donné, qu’on a enveloppé, protégé, nourri avec tant de soins, pour qui on aurait donné notre chair et notre sang, a été une souffrance indescriptible.

Ange et démon, l’image s’impose. Le shift s’opérait brusquement. Soudain les traits se figeaient, le discours devenait étrange, les yeux hagards. Progressivement, cet état perturbé et perturbateur s’est durablement installé. Que pouvait-il bien se passer dans ce crâne pour entrainer pareil bouleversement ? Il faut si peu de choses pour que cette machinerie d’une infinie complexité déraille. Les neuro-pathophysiologistes progressent. Ils identifient des gènes pouvant être impliqués dans ce dérèglement. Mais ils sont encore très loin de comprendre et, surtout, d’échafauder l’amorce d’une éventuelle possibilité de solution.

Pour ma fille tout a pris fin avec un accident domestique.

Reste pour moi la question lancinante qui n’aura jamais de réponse. Qu’aurais-je pu faire, qu’aurais-je dû faire, qu’aurais-je dû ne pas faire, qu’aurait-il été possible de faire… ? J’aurais pu certainement la seconder mieux que je ne l’ai fait et j’en ai de grands regrets. Bien dérisoires regrets, que je devrais relativiser car, bien que très jeune, elle avait une telle aura qu’autour d’elle s’étaient assemblés tous les soutiens souhaitables, soutiens malheureusement aussitôt découragés par l’aberration de son comportement.

Alors, réfugions-nous dans les souvenirs.

Quand elle donnait une représentation, elle ne regardait ni le clavier ni la salle ; elle était ailleurs, perdue dans son monde. C’était déroutant, elle semblait ne pas être concernée par ce qu’elle jouait. Seules ses bras trahissaient la vie en elle. De frêles bras, capables de frapper l’instrument avec force tout en décrivant des courbes harmonieuses, si bien que la musique semblait émaner non pas du piano mais de ses bras.

Tout en paraissant ailleurs, elle était attentive à la salle dont elle pouvait percevoir le ressenti, bien que, tous retenant leur souffle, aucun son ne lui parvenait. J’ai pu le constater car, étant moi-même spectateur et participant à ce ressenti, je voyais que le jeu de la pianiste en était influencé.

C’est ainsi qu’un jour, à l’étonnement général, elle a terminé son exhibition par un prélude qu’elle a dédié à François Mitterrand, alors président de la république. J’en fus le premier surpris car elle n’avait jamais montré le moindre intérêt pour la chose publique. Sans doute avait perçu que cela correspondait bien à l’atmosphère qui avait gagné la salle. De fait, en dehors de toute question politique, je crois que François Mitterrand, avait cette faculté de stimuler, d’insuffler de la valeur à son entourage, proche ou plus lointain.

Enfin, pour mon plaisir personnel, je voudrais rappeler une anecdote, pour moi une des plus marquante. Nous étions chez son grand-père dans une pièce où se trouvait un piano. Comme dans tant de familles, un vieux piano droit, désaccordé n’ayant jamais joué depuis bien longtemps. L’homme était mélomane. La petite-fille, pour lui faire plaisir et parce qu’elle ne pouvait résister à cet appel, s’est mise au clavier. Elle a joué, de but en blanc, sans aucune préparation, et bien entendu sans partition, un prélude, un nocturne de Chopin, je ne sais plus et cela n’a aucune importance, un morceau d’une grande virtuosité. Je me doutais, et elle me l’a confirmé ensuite, qu’elle avait transposé, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas utilisé les touches du clavier comme elle l’aurait fait normalement avec un instrument accordé, mais en choisissant au vol celles qui lui paraissait le mieux correspondre aux tonalités recherchées. Sans ralentir le tempo, cela va de soi.

Un tel morceau joué par un remarquable pianiste sur un beau piano nous émerveille, nous soulève, nous transporte. Joué par une remarquable pianiste sur un vieux piano désaccordé, nous transperce. Un objet non identifié, à coup sûr acéré, nous pénètre, nous farfouille le bide, remue les tripes, monte à la gorge, nous étrangle, les larmes jaillissent, de douleur ou de joie, on ne sait. Tandis que je tentais péniblement de contenir mon émotion, je regardais le grand-père. D’abord impassible, puis grimaçant, je voyais son visage se tordre, de plus en plus crispé, jusqu’à éclater en larmes.

Lorsque la pianiste se tourna fièrement vers lui, prête à recueillir les félicitations qu’elle attendait, interdite, elle vit avec stupéfaction son grand-père effondré, secoué de sanglots comme un enfant. Elle mit quelques secondes à comprendre.

Comme quoi l’existence
Ça vous donne toutes les chances
Pour les reprendre après…
[Edith Piaf, Mylord]

Je dois préciser que cette personne, dont je ne mentionne pas le nom par pudeur, n’est pas la seule fille qui m’a été donnée, fort heureusement.

 

      1.  Relevé dans le TLFi, Trésor de la Langue française informatisée.