PAULINA

PAULINA voudrait faire des choses extraordinaires, s’envoler, être téléportée. Elle ne le peut alors, comme une petite fille joue à la maman avec sa poupée, elle crée des héros imaginaires qui, eux, peuvent tout.

Voler, c’est la fausse-bonne idée de Franz Reichelt qui a sauté du premier étage de la tour Eiffel en 1912, vêtu d’une combinaison qu’il avait conçue pour le porter dans les airs. L’idée était bonne, mais non pas la technique et sans technique une bonne idée n’est qu’une sale manie aurait dit Georges Brassens.

Depuis la technique a progressé si bien que voler ainsi librement est devenu possible et se pratique couramment, c’est le wingsuit, littéralement la combinaison ailée. Un vêtement en forme d’aile qui permet de s’élancer d’une hauteur, le sommet d’une montagne par exemple, pour voler en toute liberté pendant de longues et grisantes minutes. Il ne s’agit que de planer, naturellement, à la manière de l’écureuil volant. Le rêve éternel de l’humanité, imiter les oiseaux, est encore loin, tout de même les sensations sont bien là.

La téléportation s’est autre chose. Transporter un objet, une personne, ou autre, d’un lieu à un autre sans aucune intervention matérielle, il y a loin du rêve à la réalité. Pourtant… voyons cela de plus près.

Réfléchissons quelques instants. Nous sommes des objets matériels et comme tels nous sommes constitués de matière, dirait Monsieur de la Palice. Oui, mais qu’est-ce que la matière ? Réponse, au risque de heurter votre sensibilité je dirais que la matière n’est pas matérielle. Ce n’est pas moi qui le dis, je n’aurais pas cette outrecuidance, je ne fais que répéter les propos de Messieurs Albert Einstein et Paul Poincaré (1). Ils nous ont dit très exactement ceci : E=mC2.  En d’autres termes, la matière (m) égale l’énergie (E). La vitesse de la lumière (C) n’est là que pour  équilibrer les deux termes de l’égalité. Car il s’agit bien d’une égalité et non pas d’une équivalence comme on le donne faussement à croire.

En d’autres termes, la matière est une forme particulière d’énergie. Il ne faut tout de même pas oublier que nous sommes constitués de particules élémentaires, électrons, muons, gluons, etc… Or, une particule ne peut pas être localisée, elle est ici ou ailleurs, et même ici et ailleurs. Notre compatriote Alain Aspect, récent prix Nobel, a montré, avec d’autres, que deux particules peuvent être étroitement associées bien qu’étant à des kilomètres l’une de l’autre. Être ici et ailleurs simultanément, la téléportation n’est pas loin. A défaut d’être réalisable, elle nous ouvre un sujet de réflexion fascinant.

  1. E=mC2 émane d’une querelle – pacifique – franco-allemande impliquant ces deux messieurs, même si Paul Poincaré a été quelque peu oublié.

MELANIA

Melania aime la vie, avec avidité. Elle a bien raison. La vie peut être belle, comme elle peut être une peau de vache. Quoi qu’il en soit, il faut la prendre comme elle est, avidement, c’est tout ce que nous avons.

[La] vie, elle ressemble à ces soldats sans armes

Qu’on avait habillés pour un autre destin

A quoi peut leur servir de se lever matin

Eux qu’on retrouve au soir désarmés incertains (1)

La vie, c’est une roulette d’où on est sorti avec une chance sur des milliards de milliards de milliards.

La vie, c’est un foutu ramassis.

C’est de la mécanique, avec des leviers, des moteurs et des lubrifiants pour les articulations.

C’est de la physique quantique, avec ses électrons, photons, muons, gluons, et toutes les autres particules élémentaires.

C’est un bricolage incroyable dont on se demande comment il tient ; d’ailleurs il finit par craquer.

C’est une machinerie d’une complexité, d’une sophistication, d’une subtilité inimaginable, qui résout avec élégance et efficacité des difficultés en apparence insurmontables.

C’est un machin qui a commencé à se former il y a quelques trois milliards d’années dans un tas de débris mêlés de gaz, qui se sont violemment compactés en un amas, lequel a fini par prendre une forme ronde pour minimiser l’énergie, conformément aux lois de la thermodynamique.

Une forme approximativement ronde car agitée de mouvements browniens ou de plus grande amplitude, donnant naissance à un mix avec des matières relativement froides et d’autres très chaudes, dans lequel des molécules se sont assemblées, combinées à certaines venues d’ailleurs, capables non seulement de se reproduire elles-mêmes mais aussi de s’organiser en superstructures lesquelles sont capables de se reproduire, etc…, etc…

Je tempère aussitôt mon enthousiasme car, il faut bien le reconnaitre, il y a parfois comme un manque de rationnel. Comme par exemple le cœur. Une seule pompe pour envoyer le sang dans des kilomètres et des kilomètres de vaisseaux si fins que les globules rouges ont de la peine à passer. Conclusion, il faut exercer une pression  colossale. On estime que le travail effectué au cours d’une vie par ce muscle à peine gros comme le poing équivaut à monter une locomotive au sommet du Mont-Blanc ! Il y avait pourtant mieux à faire. Les Vers, parmi les premiers animaux apparus, ont une série de cœurs qui s’emboitent les uns dans les autres. Un cœur décentralisé, donc, pourquoi ne pas l’avoir gardé ?

De même pour le rein. Chez les Vers, toujours eux, la fonction d’épuration est assurée par une série d‘organes de filtration répartis tout le long du corps. Pourquoi avoir tout rassemblé dans un seul organe ?  Encore la manie de la centralisation ! d’autant plus qu’il a bien fallu garder ces structures décentralisées sous forme de pores cutanés pour contrôler la température corporelle. Donc, double emploi, du moins partiel.

Passons. Il y a bien d’autres imperfections et aussi d’ingénieuses trouvailles. Je ne suis pas croyant, dommage, j’aurais aimé, car cela aurait été tellement pratique. Je ne crois pas qu’un dieu ait organisé tout ça mais, dieu ou pas, vu le résultat je lui tire mon chapeau, salut l’artiste !

  1. Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux, chanté par Léo Ferré.

ALISSIA

Alissia voudrait habiter un appartement élevé, d’où elle aurait toute la ville sous les yeux. Rien de bien original, n’est-ce pas ; qui ne le voudrait pas ?

Quelle satisfaction peut procurer le fait d’être en hauteur ? Mieux voir, certainement, mais est-ce tout ? Être haut, c’est dominer, une domination qui n’implique pas de rapport de force, domination tout de même. Le même mot s’applique aux deux situations, suprématie par la vue ou par la force.

Dominer par la force, cette motivation n’intéresse que ceux dotés d’une pulsion plus ou moins prédatrice. Par contre, dominer visuellement procure une satisfaction bien plus largement répandue. Elle n’est pas le propre de l’homme. J’en veux pour exemple des oiseaux, plus exactement des gabians, des goélands si vous préférez. Le matin, de ma fenêtre, je les vois se poser sur les cheminées d’aération de l’immeuble d’en face. La plus haute est occupée la première et l’occupant est clairement satisfait d’être là. Il se pavane, agite les ailes, dresse le cou, se tourne de tous côtés. La position est très convoitée, si bien que le premier arrivé doit bien souvent laisser rapidement la place. Il en est chassé par un congénère nettement plus gros, ce qui signifie que domination par la vue et par la force vont ici de pair. Qu’attendent ces gabians de cette position élevée ? Les oiseaux nous apportent sur ce point un enseignement intéressant. Il ne s’agit pas pour eux de mieux voir, que ce soit pour la recherche de nourriture ou autre, car  ils auraient tout loisir de le faire dans de meilleures conditions, en volant. Le vol leur permet de tout examiner, à la bonne hauteur et sous le bon angle de vue. Donc, se poser sur une position élevée ne leur apporte rien de plus. Il est clair que cela leur procure une satisfaction qui se suffit à elle-même.

J’ai moi-même l’expérience de ce qu’apporte une vision de grande hauteur. Je ne suis pas un oiseau, mais un montagnard, pour être honnête un ex-montagnard. Combien d’efforts soutenus des heures, voire des jours durant, pour parvenir au sommet. Combien en ai-je été raillé : à quoi servent de tels efforts pour monter, puis redescendre aussitôt ? Encore une fois, il ne s’agit pas de mieux voir. Je l’ai constaté lorsqu’il m’est arrivé de renoncer, pour une raison ou une autre, d’atteindre le sommet que je m’étais fixé. Ce pouvait être une question de quelques mètres seulement, suffisants cependant pour me procurer un sentiment d’échec total.  Curieux tout de même ; j’avais pourtant atteint mon but. D’où j’étais, je pouvais voir les difficultés que j’avais surmontées, je pouvais contempler ce que je me promettais de voir de là-haut, mais – toute la question était là – je n’avais pas posé le pied sur le point le plus haut. Je m’en étonne moi-même, comment ne pas avoir franchi les derniers mètres pouvait me procurer un pareil sentiment d’échec ?

Dominer, au sens d’occuper un point élevé, apporte une satisfaction que rien de concret ne motive nécessairement. C’est une satisfaction universelle, dont  l’homme n’a pas le monopole.

 

EMILY

Emily est une petite poupée blonde qui n’a pas d’autre ambition que de plaire. Ne riez pas, gardez vos sarcasmes dirait Serge Reggiani. Plaire c’est établir un dialogue, même sans paroles, dire « regardez-moi, je vous vois et je veux que vous me voyiez ».

Emily n’est pas d’une grande beauté ; elle est plaisante, mignonne dirons-nous. Pour attirer l’attention, elle pourrait se farder, s’habiller de façon outrancière, non, elle joue sur son image, simplement. Elle s’habille en personnages de dessins animés, change sa coiffure, teint ses cheveux. Des efforts bien superfétatoires, car elle dispose d’un atout remarquable, propre à elle, sa voix. Comme son visage et tout son être, sa voix est harmonieuse.

Chez une personne, la voix va de pair avec le physique. Elle est générée par les cordes vocales, qui elles-mêmes  font partie intégrale du physique et elle dépend de tout l’organisme, du souffle c’est-à-dire de la poitrine, du diaphragme. Elle est modulée par l’arrière gorge, la gorge, les lèvres et l’ensemble de la tête intervient comme caisse de résonnance.

Une belle voix peut ouvrir la porte d’une carrière, chanteuse, comédienne, à condition toutefois d’avoir quelques qualités associées. Pour chanter, la voix doit être bien « posée », elle doit émaner des cordes vocales de la façon la plus naturelle, sans efforts, couler de source, grave ou aigüe peu importe. Pour un comédien, elle doit « passer la rampe » c’est-à-dire que, de la scène, l’acteur doit être entendu distinctement dans toute la salle, jusqu’au dernier fauteuil, sans pour autant nécessairement hausser le ton. Il doit pouvoir faire entendre, à chacun des spectateurs, le texte et ce que l’auteur a voulu dire au travers de son texte.

Mais ce n’est pas tout. La voix « parle », sans jeu de mots. Je veux dire que, outre le sens premier de ce qu’elle porte, la voix véhicule des messages subliminaux. Ce sont de vibrations plus ou moins perceptibles qui font, par exemple, qu’une note jouée sur un piano est reconnue comme provenant d’un piano et non pas d’un violon. C’est ce qu’on appelle les harmoniques. La voix humaine en est riche, ce qui permet de reconnaître celui qui parle et qui, en même temps, percevoir quelque chose de ses sentiments, émotions, craintes, ou autres.

Ce n’est encore pas tout. J’ai une voix douce, nous dit Emily, si bien que beaucoup de mes interlocuteurs me disent se sentir mieux, apaisés, après m’avoir parlé. Là est la véritable, la grande qualité d’Emily. Qu’importe son aspect, Emily est une grande et belle personne qui distribue autour d’elle un peu de bonheur, ou plus exactement ce que j’appellerais un peu de bonheur ordinaire, ce qui fait que le soleil est plus haut, l’air plus pur, plus lumineux et que les troubles qui parfois nous assaillent s’effacent soudain.

Le bonheur ordinaire, ce qui rend la vie de tous les jours meilleure. Merci, Emily.

 

PAULINE JOURDAIN

Les yeux sont les portes de l’âme. Modigliani l’a compris qui, bien souvent, ne les referme pas. C’est le cas ici avec Paulette Jourdain.

Puisque les portes sont ouvertes, eh bien entrons. Que voyons-nous ? en réalité, ce n’est qu’une illusion. Portes ouvertes ou pas, l’âme est hors d’atteinte. Mais alors d’où nous vient cette impression étrange de pouvoir la pénétrer ? l’œil est une barrière, sa lumière nous retient, détourne notre attention.

Irais-je jusqu’à dire que l’œil est un trompe-l’œil ? Profitons de Paulette Jourdain pour tenter de le comprendre. De fait, la première impression est que son âme nous est livrée. Voilà une femme élégante et déterminée. Son long cou nous dit bien que, malgré une attitude modeste, elle est tout sauf effacée. Néanmoins, elle n’a pas l’autorité naturelle qu’elle souhaiterait ; ses lèvres pincées en témoignent.

Est-ce la réalité ? bien souvent les apparences sont trompeuses. Paulette est muette, dans l’impossibilité de confirmer ou infirmer ce que nous pensons d’elle. Alors, consultons d’autres personnes et nous verrons si leurs dires confortent ou non nos observations.

 

VENERE

Elle s’était présentée à moi telle Venere – Vénus – émergeant de l’onde. Nue, non pas nue, coulée dans une peau virginale lisse et pure, à peine déformée par la délicate courbe d’un jeune sein où s’obstinait encore un petit animal rose qui, hors de l’eau, n’entendait pas abandonner un si tendre support.

On eût dit qu’elle avait posé pour Botticelli puis était restée ainsi sans bouger. L’ovale de la tête légèrement penché sur le côté laissait s’écouler de longues algues claires mêlées de brun, qui ondulaient sur  son cou, ses épaules, glissaient sur ses reins, jusqu’à envelopper ses longues jambes qu’on devinait à peine dégagées de leurs écailles de sirène.

En réalité, elle n’avait de la virginité que les apparences. Le Maître de la Renaissance aurait-il mis tant d’insistante ironie dans ce regard ou cette imperceptible gourmandise que laissaient s’échapper les fraîches lèvres entrouvertes ? Cette peau douce, ces yeux bleus, ces longs et fins cheveux, ce jeune sein, ces lèvres un peu trop gonflées, tout murmurait ce mot à peine audible qui en moi faisait un bruit fracassant : « J’ai envie de toi ».

COSMOS

 

Chacun de nous a en lui son propre cosmos. Qui dit cela ? Un ermite aux yeux rêveurs noyés de sourcils broussailleux  sous une chevelure hirsute entre-emmêlée d’une barbe interminable ?  Non, pas du tout. Un intellectuel qui aurait hérité des énormes lunettes rondes de Jean-Paul Sartre, dont il aurait appris par cœur de longues tirades ? Non, d’ailleurs les lunettes de Sartre n’étaient ni énormes ni rondes. Alors un prof de philo qui distille fièrement de fortes sentences destinées à la postérité au cours d’une interminable leçon que plus personne n’écoute depuis bien longtemps ? Non, vous n’y êtes toujours pas. Celui, ou plutôt celle qui a dit cela est une jeune et fraîche personne fière, elle, d’un corps parfait dont par chance elle n’est pas avare.

Une jeune personne bien en chair, au regard franc et au droit corsage, dirait Rabelais, qui met à mal les inepties assénées aux potaches et ressassées jusqu’à la nausée, comme ces histoires de tête bien faite et non pas bien pleine, ou cette plus belle femme du monde qui ne peut offrir que ce qu’elle a.

Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie a dit Ronsard. Heureux temps celui que nous vivons où la plus belle femme du monde peut, enfin, nous offrir tout ce qu’elle a, plus encore son univers et, au-delà même, le cosmos.

VANESSA

 

La nuit est le moment que je préfère, dit-elle, pour l’éclairage de la lune et la lueur des étoiles. Oui, elle aime la nuit non pas, comme on pourrait le croire, pour l’obscurité mais paradoxalement pour ses lumières. Disant cela, elle lève ses longs bras et sa chemise de lin lui fait de grandes ailes blanches. Cette Vanesse, yeux bleus et lèvres vermillon dans un visage harmonieux, s’apprête à s’élancer, quand l’heure sera venue, vers les lumières de la nuit qui l’attirent. Déjà, son long corps s’affine pour glisser sans heurts dans l’espace.

Toutes les constellations lui sont familières. Elle ne se satisfait pas de leur seule contemplation et veut les voir vivre, saisir leur course dans le temps et dans l’espace. En photographe avertie, elle dirige le soir son appareil, obturateur ouvert, vers l’étoile polaire, jusqu’au matin, avant les premières lueurs de l’aube. Alors, sur la pellicule elle peut voir le vagabondage nocturne de ses amies, traçant de grands arcs de cercles autour de celle qui mène leur danse.

Ce n’est pas tout. Non seulement les constellations se promènent la nuit mais elles batifolent d’une saison à l’autre. Celles qui se font admirer un soir d’été ont élégamment laissé leur place à d’autres dans une froide nuit d’hiver. Vanessa suit assidument ce lent ballet et va tenter de nous le faire comprendre. En combien de temps la terre tourne-t-elle sur elle-même, demande-t-elle ? La réponse est évidente, vingt-quatre heures, naturellement. Eh bien non, ceci est la durée d’un nycthémère, c’est-à-dire le temps d’une alternance jour/nuit. Réfléchissons nous aussi. Tout mouvement doit se définir par rapport à une référence disait Einstein. La durée jour/nuit se définit par rapport au soleil ; pour la rotation de la terre sur elle-même il faut prendre une référence plus lointaine, une étoile par exemple. Le résultat est bien de vingt-quatre heures dans un cas, par contre dans l’autre c’est environ quatre minutes de moins. Pourtant il s’agit bien de la même terre.

Imaginons, nous dit Vanessa, une terre qui cesserait de faire la toupie et se contenterait d’une parade autour du soleil. Un habitant verrait dans ce cas l’alternance jour/nuit s’éterniser le temps du parcours de l’écliptique, soit 365 de nos jours. Voilà d’où viennent les quatre minutes dont nous parlions tout à l’heure : mises bout à bout elles font 24 heures. Autrement dit, en une année la terre tourne 366 fois sur elle-même, ce qui fait seulement 365 jours/nuits du fait de sa gambade autour du soleil.

Merci, Vanessa.

ALICIA

 

Elle est au bord du Dniepr, ou peut-être du Don, on ne sait lequel et c’est sans importance. Dans sa longue robe multicolore à la mode russe, à la main un bouquet de chrysanthèmes assortis, elle s’apprête à lire. Elle lira longtemps. C’est à peine si, de temps à autre, elle laissera son regard glisser le long de l’eau. Un regard tendu, presque dur, car ce qu’elle a sous les yeux ce n’est pas ce long fleuve somnolent, mais les frêles bras de Cosette, tendus à rompre. Elle voudrait pouvoir poser sa main près de celle de jean Valjean et soulever avec lui ce lourd fardeau, puisque les sinistres Thénardier l’exigent.

La veille, elle se consumait de langueur en compagnie de Madame Bovary, dont le feu intérieur se heurtait à ce mur mou qu’est le brouillard normand, cette maudite ouate qui étouffe tous les rêves et tous les espoirs, n’épargnant que les pommes, toujours les pommes, rien que les pommes.

Bientôt, Esméralda dansera autour de hautes flammes dont le moiré fera vaciller les tours de Notre-Dame de Paris. D’un récit à l’autre, les mots tissent le tapis volant où notre lectrice assidue a pris place. Des mots qui ne sont pas les siens mais qu’elle a su apprivoiser et les convaincre de l’emmener bien loin des plaines qui l’entourent.

Les mots, son pays en abonde, pourtant elle a préféré ceux-là, empreints d’un état d’esprit si particulier, où se mêlent tradition française et fierté du coq gaulois. Fierté d’opérette, certes, fierté tout de même que cet animal projette de ses ergots et de son casque flamboyant. Il fait l’orgueil de celles qui picorent autour de lui avec une indifférence feinte. Il est prêt à les défendre si, seulement si, nécessaire, préférant à tout l’harmonie de ses plumes et l’éclat de son chant.

Quand Alicia reposera son livre, elle chantera elle aussi, avec ses mots à elle qui diront sa fierté à elle, qui raconteront l’or de ses longues tresses coulant vers ses longues jambes. Des mots moins claironnants mais combien plus profonds car ils parviennent jusqu’à elle au travers de l’immensité d’un continent sans limites.

VIOLET

Violet est elle aussi sur les rives du Don ou du Dniepr, à moins qu’il ne s’agisse de la Volga, soit un de ces grands fleuves nés de pays qui actuellement sont, hélas, frères ennemis. Elle veut croire que la raison l’emportera et qu’elle sera citoyenne d’une Europe qui  ira de l’Atlantique à l’Oural. Elle s’y prépare. Elle sera journaliste et parcourra ce continent pour le voir de ses propres yeux et en témoigner. Elle veut tout savoir de ses paysages et de ses habitants, leurs traditions, leurs aspirations, leurs dissensions comme leurs réjouissances. Cependant pour pénétrer ce monde il faut s’en procurer la clé, ou plutôt les clés. Elle les tient en mains, anglais, allemand, espagnol, italien et, bien sûr la langue  qui a longtemps fédéré ces peuples, le français.

Telle une Vanesse s’extirpant de son cocon protecteur devenu prison, elle veut s’élancer hors de cette forêt impénétrable qui l’a vu naître et maintenant l’enserre. Les manuels qu’elle potasse sont ses ailes.  Elle les caresse de ses longs doigts fins et sourit, confiante, à l’avenir qu’ils lui ouvrent.

SCARLET

 

Je suis née et j’ai grandi dans des conditions difficiles, dit-elle, pourtant cela n’a pas tué en moi, au contraire a renforcé mon désir d’aimer les autres. Je veux vivre et avoir de la joie.

Des mots d’une grande retenue, dont la réserve-même traduit une grande souffrance. Des mots qui laissent entendre que sa vie était en danger. Elle veut rester très pudique, mais les verbes qui semblent lui échapper le disent pour elle, naître et grandir, tuer, vivre, nous disent que toute son enfance et sans doute son adolescence se sont déroulées sous une menace mortelle, ce qu’elle n’a pu surmonter que par une farouche volonté de vivre et l’espoir de connaître un jour la joie. Suis-je influencé par ses paroles, il me semble que de son visage, de tout son être nait un appel qui génère un sentiment confus d’empathie et de compassion alors que rien ne semble le justifier.

Ceux qui, comme Scarlet, ont connu une grande souffrance, physique ou morale, en gardent la marque toute leur vie, sur leur visage qui ne peut jamais se départir d’une certaine gravité, dans leurs gestes un peut lents, leur comportement qui parfois surprend. Même s’ils sourient – ils ne rient jamais aux éclats – même si leurs traits se détendent un moment, ce qu’ils ont connu ne s’efface jamais, reste indélébile, en arrière-plan comme disent les photographes.

OLIVIA

Quelle belle femme que cette Olivia. Une sportive, à n’en pas douter, sinon d’où viendraient pareilles jambes de gazelle, faites pour courir et sauter. La tête, par contre, n’a pas bénéficié d’un développement comparable. A l’évidence, tout est dans les jambes et rien dans la tête.

Evidence trompeuse une fois de plus. Cette splendide créature qui semble faite pour la course et le saut est une matheuse, une mathématicienne, si vous préférez, une bucheuse même, qui lève rarement la tête de ses fonctions de corrélation, à moins qu’il ne s’agisse de géométrie algébrique ou que sais encore, ce monde m’est terra incognita. Elle s’assied le matin face à son petit carnet et sans se lasser, la tête dans les mains, elle tente de progresser, en fait d’ajouter une ligne à son travail de la veille.

Elle est dans la lignée des Lada Lovelace, Pia Nalli et bien d’autres mathématiciennes qui ont marqué la science. Sera-t-elle aussi remarquable, il est trop tôt pour le dire, mais elle me semble être en bon chemin. Si nous la voyons ici toute en jambes, c’est un effet de la prise de vue. A n’en pas douter, l’opérateur-trice a voulu mettre en valeur cette incomparable silhouette sans créer de distorsions, peine perdue, ainsi longiligne, elle échappe à l’objectif qui veut la fixer.

Une matheuse, mais c’est bien sûr ! Ainsi droite et fière, elle respire l’intelligence et la force morale qui accompagne sa force physique. Il n’est pas douteux que ses amis reconnaissent en elle une meneuse et n’attendent qu’un geste pour se ranger à sa suite. Oui, un « chef », bien modeste cependant, car si elle se plait à organiser, ce sont surtout d’amicales discussions autour d’un bon repas.

 

ANNA

Anna semble respirer le calme et la sérénité, pourtant regardons-la de plus près, ces yeux mi-clos, cette chevelure en crinière, cette bouche gourmande entrouverte, oui, un félin. Une lionne à l’affut qui attend sans impatience sa proie, autrement dit nous, vous, moi.

J’aime le chocolat, dit-elle pour nous rassurer et nous amadouer, ainsi que flâner au soleil – bien naturel pour une lionne. Décidément je me suis trop attardé sur cette photo, je réalise que ces yeux m’attirent, me retiennent. Je suis pris, la lionne va bondir, c’est sûr. Ce ne sera sans doute pas sanglant mais assurément blessant, direct, sans concession. Voilà : « Je déteste les personnes trop parfaites et les huitres, ils sont tous gluants ! ».

Comme je te comprends, Anna. J’avoue moi aussi détester les « premiers de la classe ». Je veux bien le croire, ils ont de grandes qualités, ils sont parfaits. Je n’ai rien à leur reprocher, si, une chose, ils me hérissent le poil. Ce n’est pas « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats », car je n’ai rien à leur envier. J’ai été premier de la classe à mon tour, à cette différence près que je ne suis pas parfait, loin de là. Ils provoquent chez moi une réaction épidermique, tout simplement. Quant aux huitres, tout est dit.

 

JULIA

Combien il y a-t-il- de galaxies dans l’univers ? des milliards. Combien d’étoiles dans une galaxie ? des milliards. Combien de planètes autour des étoiles ? des milliards, encore des milliards, toujours des milliards. Il y en a tellement qu’on peut raisonnablement penser qu’il existe quelque part d’autres planètes semblables à la nôtre, non pas semblables mais identiques à la nôtre, habitées par des  extra-terriens semblables à nous, d’autres nous-mêmes, qui agissent et même pensent comme nous. Par quelle incroyable probabilité sommes-nous ici, une incroyable probabilité qui peut se reproduire à l’identique, dans l’espace-temps dans lequel nous baignons.

En réalité, il n’est pas nécessaire d’aller si loin. Parmi les milliards d’êtres humains qui peuplent notre terre, beaucoup se ressemblent, physiquement ou moralement, ou les deux, avec une similitude souvent bouleversante.

Nous pouvons tous rencontrer un jour un alter ego. Dans mon cas, il s’agit curieusement d’une jeune fille, Julia. Que dit-elle ? Je n’ai pas toujours été une adolescente obéissante. Bien souvent je désertais le foyer familial. En été je pouvais passer plusieurs jours seule près d’un lac, cuisant ma nourriture sur un feu de camp. J’aime beaucoup la nature, ajoute-t-elle, et je ne pourrais vivre dans une grande ville.  Quelle surprise de me retrouver – virtuellement – en compagnie d’une jeune fille. Pour moi, mes échappées du cocon familial n’étaient pas près d’un lac mais en montagne. Je dormais dans le foin de granges ou sur les paillasses de refuges, me nourrissant pour l’essentiel de pain et de lait concentré sucré en tube, nourriture complète, énergisante et toujours prête. Pour la boisson, elle était servie à volonté par les sources et les torrents. Le site du refuge de l’Olan, où j’étais ce jour-là, signale aimablement : Pas d’eau courante (torrent à proximité). Merci pour le renseignement !

La solitude absolue génère un sentiment de plénitude en même temps qu’il entraîne un trouble puissant, amplifié par la montagne. Au bord d’un lac, la verdure, les arbres, le clapotis de l’eau, tout cela apaise. En montagne. C’est tout autre chose. Rien n’échappe au regard. A l’infini, sommets, rochers, ravins, cascades, falaises. Un monde minéral seulement peuplé du bruit des torrents et du vent, parcouru par les nuées qui parfois, sans prévenir, s’abattent sur nous, gommant le monde terrestre.

Un monde qui m’était familier, pourtant un jour la solitude m’assaillit, violemment, inopinément. J’étais, donc, au refuge de l’Olan. J’avais franchi à grands pas les mille quatre cents mètres de dénivelé qui me séparaient de la Chapelle en Valgaudemar, les yeux rivés sur le sentier – un sentier régulier et de bonne qualité. Debout devant le refuge, après avoir pris mon repas habituel, semblable à celui de midi et semblable à celui qui serait le mien le lendemain matin, je regardais calmement l’obscurité emplir la vallée et remonter majestueusement les pentes. C’est alors que je sentis une présence. Je frissonnais, quelle créature avait-elle pu venir jusqu’ici subrepticement ? Ce n’était en fait  qu’un troupeau de moutons qui regagnait sans bruit un abri pour la nuit. Ces bêtes seules, sans berger ni chien, ont fait s’abattre sur mes épaules une lourde chappe de solitude. J’étais hors du monde habité. D’aussi loin que portait mon regard, nulle présence humaine. Les moutons me l’ont fait ressentir au plus profond de moi-même.

J’admire Julia, cette jeune fille qui ne craint pas de passer plusieurs jours seule, en pleine nature. Elle ne fait état d’aucune inquiétude, d’aucune sorte. C’est remarquable !

LOLA

 

Miracle de la génétique, une beauté digne de la renaissance italienne est apparue dans un pays nordique. Comment les brumes glacées ont-elles pu engendrer pareille douceur, pareille harmonie que seules les collines de Toscane ou le golfe de Naples, pensait-on, pouvaient nous offrir. Pourquoi pareille beauté ne se prélasse-t-elle pas dans les magnifiques salles des Offici de Florence. Je comprends qu’elle ne s’attarde pas devant le David de Michel-Ange quelque peu efféminé, mais alors pourquoi n’est-elle pas en arrêt devant l’imposant Nettuno – Neptune ? Quand Bartolomeo Ammannati  a fait surgir d’un énorme bloc de marbre cette formidable force virile aurait-il pu ne pas penser aux yeux qui allaient la contempler, les yeux de Lola et de ses sœurs ?

Une beauté faite pour admirer la beauté et pour être elle-même admirée. La beauté, je veux la dire, je veux l’écrire, mais malgré tous mes efforts, rien n’apparait sur ma feuille. La voilà bien, l’angoisse de la page blanche. La beauté se moque des mots. Bien sûr, je pourrais les aligner, visage régulier, front haut, peau lisse, cheveux de miel, oui, mais pourquoi aucune émotion ne me saisit, rien ne s’agite en moi, pourquoi dans ma poitrine mon cœur reste-t-il calme ?

Le langage de la beauté, ce sont les sels d’arsenic, l’oxyde de plomb, l’ azurite, l’indigo et bien d’autres, étalés sur une toile, une plaque de bois, un mur, en traits réguliers ou pas, seule importe la main qui tient le pinceau.

Mais, trêve d’élucubration, revenons à Lola. Que nous dit-elle ? Je voudrais vivre en Italie, pour la culture et la cuisine.

Mais c’est bien sûr, l’Italie, ses chefs-d’œuvre, sa cuisine. La Vénus de Botticelli, revenant sur terre, que pourrait-elle vouloir d’autre ?  En réalité, Lola n’est pas Vénus. Elle en a la beauté, certes, elle a tout ce que voudrais dire si les mots ne venaient à me manquer, et bien plus encore. Elle n’est pas un magnifique poupon émergeant de l’onde. Regardons-la, elle est une femme bien en chair, l’œil fier, vif et gourmand. L’Italie, elle y pense en conquérante. Sa beauté florentine lui donnera toute légitimité pour s’approprier les merveilles de ce pays qui en regorge. Nul doute qu’elle aura les yeux et le ventre pour godere – en jouir.

Encore un mot. Je parlais tout à l’heure de miracle de la génétique. En fait la génétique n’engendra pas de miracle, elle est en elle-même une telle merveille que parler de miracle est bien fade. Elle est à la fois d’une rigidité toute militaire et d’une souplesse, d’une adaptabilité que nous sommes encore loin de bien connaître. C’est ce qui fait la richesse des êtres vivants. La maman de Lola devait être d’une carnation rousse, fréquente dans les pays nordiques et a probablement rencontré, ici ou ailleurs, un Italien.  La génétique a suivi. Le goût prononcé des Italiens pour la beauté dans laquelle ils baignent, et pour une cuisine unique au monde, à la fois simple et savoureuse, est certainement inscrit quelque part dans leur génome/épigénome, ce qui a été transmis à Lola. Voilà le « miracle ».

 

GIULIETTA

Grâce lui en soit rendue, le Ciel a fait revenir sur terre Giulietta Masina (1). Elle a été toute sa vie, et encore maintenant puisqu’elle est de nouveau parmi nous, un enfant aux yeux grand ouverts sur le monde, pour elle un étonnement de chaque instant.  Où suis-je, semble être pour elle une sempiternelle interrogation. Ses yeux ronds et son visage un peu triste ont bouleversé ma vie, se sont à jamais inscrits en moi. La Strada, le film le plus stravolgente, tremendo, affascinante que j’ai jamais vu – seule la langue italienne peut traduire l’émotion que ce film, comme bien d’autres en Italie, provoque en moi. Gelsomina, la bien-nommée. Elle a tout du jasmin, fraîcheur, beauté, délicatesse, légèreté, fragilité, blancheur. En présence d’un forcené – brute au grand cœur toutefois – le contraste est foudroyant.

Je suis italien, de chair et de cœur, et les cinéastes italiens savent toucher ma corde sensible. Ils vont même parfois si loin que je ne peux les suivre. C’est le cas de Benigni, dont La vita è bellaLa vie est belle –   m’est proprement insupportable. Montrer l’atrocité, l’horreur absolue et tenter de la justifier aux yeux d’un enfant m’est, encore une fois, proprement insoutenable. Je n’ai jamais pu le subir, je veux dire le visionner intégralement.

On voit bien là l’écart entre la sensibilité française et italienne. Le film de Benigni a été très mal accueilli en France, où il a rencontré une incompréhension totale, jusqu’à être raillé. C’est dire le mur qui sépare les deux mentalités. Le social et la famille sont des sujets de prédilection forts outre-Alpes, avec le fléau de la Mafia. De ce côté-ci, la famille se réduit bien souvent à l’éternel trio femme-mari-amant avec polar comme maître-mot. Qui est le coupable, voici le sujet de préoccupation national, rebattu jusqu’à la nausée. C’est un fait de société qui ne m’inspire que modérément. Il est vrai que de temps à autre apparait un film qu’on peut qualifier de beau, par contre le terme fort trouve rarement sa place.

Giulietta Masina est le visage d’un cinéma, que dis-je d’une société où tout, y compris la langue – et le pays lui-même – est beauté, douceur, émotion, saveur. Même si des rats sordides profitent de ce paradis pour prospérer.

  • Prononcer Messina (comme avec deux ss car les Italiens ignorent les bizarreries du s qui peut parfois se prononcer z.

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