Ce jour-là, j’étais dans un taxi en compagnie d’un collègue médecin soudanais. Mes connaissances de la langue arabe ne me permettaient pas de suivre sa conversation avec le chauffeur, pourtant deux mots me frappèrent, el Nil, el Furat. Le Nil et l’Euphrate. Le Nil, il était tout près car nous étions au Soudan et nous avions longé kartoum, l’île en forme de trompe d’éléphant, comme son nom l’indique, nom que la ville toute proche a adopté : Khartoum.

Nil et Euphrate, deux géants. Ce ne sont pas les seuls, l’Amazone, le Mékong, le Gange, le Mississipi, et bien d’autres. Je pensais à Erik Orsenna qui nous a entrainés au royaume de ces fleuves et son récit vaut tous les contes. De cette eau qui coule, il a fait, selon ses propres mots, une leçon de vie (1).  Pour le Nil et l’Euphrate, c’est bien plus que cela, c’est notre SOURCE de vie. Quand je dis « nous » je veux dire l’humanité toute entière. Oui, l’humanité a pris sa source là, au sens propre, au bord du Nil et de l’Euphrate. Nous, les humains, sommes nés et avons grandi là.

Cela mérite deux mots d’explication. Le continent africain forme un coin qui s’avance dans l’Océan Indien, à l’entrée de la Mer Rouge. C’est ce qu’on appelle la Corne de l’Afrique. En ce temps-là – je vous parle de ça il y a quelques millions d’années – il s’est passé dans ce bout d’Afrique quelque chose d’extraordinaire. Il y avait de grands singes qui, comme tous les singes de tous les temps, marchaient au sol en s’appuyant sur leurs mains. Pourtant, de façon surprenante certains se sont dressés, se sont mis debout. Nous ne savons pas pourquoi cela s’est produit mais nous savons comment ils ont pu le faire. Il faut se rappeler que tous les animaux, tous sans exception, ont le dos rond, si bien qu’ils n’ont pas d’autre choix que de marcher à quatre pattes. S’ils essaient de se redresser, le poids du torse et de la tête les poussent en avant, les renvoient au sol. D’un point de vue mécanique, dans cette position leur centre de gravité est en avant de leur point de sustentation, donc ils ne peuvent que basculer. Par contre, chez certains, encore une fois nous ne savons pas pourquoi, la colonne vertébrale a formé une double courbure, ce qui a ramené leur centre de gravité vers l’arrière, de sorte qu’ils ont pu se tenir debout.

En même temps, coïncidence, leur boite crânienne s’est considérablement développée, en même temps que leur cerveau prenait plus de place, en même temps que les os de leur face, d’abord proéminents, s’amoindrissaient. Beaucoup de coïncidences, donc, qui pourtant se sont toutes réalisées, pas nécessairement de façon simultanée. Ainsi notre ancêtre Lucy nous a montré que la station bipède, c’est-à-dire la double courbure de la colonne vertébrale, s’est formée avant l’accroissement de la  boite crânienne. Quoi qu’il en soit, le résultat est là : parmi les grands singes un être humain s’est formé. Plus exactement, se sont formés des hominidés classés par les biologistes en plusieurs espèces, dont la nôtre, Omo sapiens sapiens.

Tout cela, donc, s’est produit dans la Corne de l’Afrique. Pourquoi là et pas ailleurs ? une telle série de coïncidences ne peut se réaliser qu’une seule fois, dans un seul lieu. Il faut ajouter, à un certain moment.

Permettez-moi à ce sujet d’ouvrir une parenthèse, pour revenir à cette incroyable série de coïncidences qui a conduit à l’apparition de l’homme. Une évolution qui parait dirigée par un être supérieur, un Dieu pour les croyants, alors que je n’y vois qu’une question de probabilité. Pour passer des premiers microorganismes apparus il y a de l’ordre de trois milliards d’années à l’homme il a fallu une infinité de petites étapes, de petits pas, chacun d’eux conditionnant le suivant. Autrement dit, passer des microorganismes primitifs à l’homme est un saut immense, par contre passer d’une étape à la suivante n’est qu’un petit saut. Prenons un exemple simple. Pour une famille, la probabilité d’avoir huit filles (ou huit garçons) est très faible ; elle est de 1 sur 356. Par contre, pour une famille qui aurait sept filles, la probabilité d’en avoir une huitième n’est que de 1 sur 2. Ainsi, l’homme est apparu à la suite d’une infinité de toutes petites étapes, chacune d’elle conditionnant, préparant la suivante.

Remontons encore le temps, pour revenir à l’origine de la vie. La terre, d’abord brûlante, s’était alors suffisamment refroidie, mais pas trop, une enveloppe d’azote s’était formée autour d’elle, à laquelle de l’oxygène s’était ajoutée progressivement. Quand je dis que la terre était refroidie mais pas trop, je pense aux volcans. La terre ne s’est refroidie qu’en surface, formant une mince couche, elle-même divisée en plaques, surnageant une matière en fusion. Celle-ci surgit parfois en surface sous forme de boue magmatique. On pense que c’est dans ce chaudron venu des profondeurs, auquel se sont ajoutés sans doute des matériaux venus de l’espace, apportés par des tapis volants en forme de météorites, que se sont assemblées les molécules, en premier lieu de l’ARN, qui ont en quelque sorte donné naissance à la vie. Or, la Corne de l’Afrique est précisément une région très volcanique. Je ne dis pas que les premiers êtres vivants, les micro-organismes primitifs se soient formés ici, mais il est certain que le volcanisme de cette région a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’humanité. Nous allons voir pourquoi.

Mare volcanique en Ethiopie. Ce liquide est plus acide que le contenu d’une batterie

Revenons à notre récit : c’est dans la région où le Nil prend sa source, plutôt ses sources, que des animaux se mis debout et ont engendré le genre humain. Arrêtons-nous un instant sur cette phrase : l’homme est apparu où le Nil prend sa source. Il est apparu là et nulle part ailleurs. Tous les fleuves dont nous parle Erik Orsenna, ceux qui ont scandé l’histoire de l’humanité, tous alors étaient inhabités. Au long de l’immense Amazone ou de la modeste Seine, on rampait, on volait, on nageait ou on s’accrochait aux branches, mais personne, strictement personne n’était debout à contempler les eaux.

Nos ancêtres – je  veux parler des hominidés les plus proches de nous, c’est-à-dire les Omo sapiens – devaient  avoir la même perception que nous et contempler le cours de l’eau comme nous le faisons nous-mêmes.  Non seulement contempler. Le fleuve était aussi leur source de vie, par la pêche et la chasse des animaux qui s’en approchent pour s’abreuver ou paître. Certains de ces hominidés se sont répandus dans le continent africain, tandis que les autres ont suivi le Nil. Les restes qu’ils ont semé le long de leur route, comme de Petits Poucets avant l’heure, permettent de les suivre à la trace, depuis au moins 130.000 ans. En raisonnant en milliers d’années à partir du temps présent, nous dirions que à -130 les hommes primitifs s’engagent le long du Nil dont ils atteignent le delta à -100. De là se répartissent dans le monde entier, en Asie, -67, en Indonésie et Australie, -40. Certains se dirigent vers l’Ouest, jusqu’à l’Europe, -40, tandis que les « Asiatiques » poursuivent leur route jusqu’au Détroit de Behring. A l’époque les forces tectoniques n’avaient pas encore séparé les deux continents, si bien que nos migrants ont pu atteindre l’Amérique du Nord sans difficulté, -20, puis du Sud, -13 (2).

Qu’est-ce qui a poussé ces hommes à s’étendre de la sorte, aller plus loin, encore et encore, jusqu’à coloniser la terre entière ? Rien ne les a freinés dans leur avancée, ni les milieux les plus défavorables, ni les conditions les plus hostiles, ni la plus forte chaleur ni le froid le plus rude, ni l’immense forêt ni l’infini désert. Voilà pourquoi l’homme est partout sur terre, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest. Il est vrai que cela a pris du temps, des milliers d’années pour chacune de leurs étapes.

Mais n’allons pas si vite. Revenons au départ, à ces premiers hommes qui ont entrepris de suivre le cours du Nil, un interminable ruban de verdure tracé dans le désert, près de 7.000 kilomètres. Pourquoi, alors qu’il nait près l’Océan Indien, le fleuve doit-il longer la Mer Rouge sur une aussi longue distance avant de rejoindre la Méditerranée ? la raison tient dans les mouvements telluriques et le volcanisme. Venu des grandes profondeurs du globe, un bourrelet s’est formé – ce que les géographes appellent une dorsale – qui écarté les plaques africaine et arabique, projetant des matériaux de part et d’autre d’une dépression envahie par la mer. Ainsi s’est formée la Mer Rouge, encadrée d’escarpements rocheux. Plus au Sud, les mouvements tectoniques ont fait surgir les hautes montagnes d’Ethiopie et du Kenya, dont le Mont Kenya à plus de 5.000 mètres d’altitude.

Voilà, tous les acteurs sont en place. Près de l’équateur, de hautes montagnes abondamment arrosées, des forêts et de grands singes dont certains voient leur corps se modifier ; ils se tiennent en position verticale et leur cerveau se développe, ce sont des hominidés ; parmi eux Omo sapiens. Les pluies nourries convergent pour l’essentiel vers l’intérieur du continent, formant de grandes rivières qui elles-mêmes s’assemble en un grand fleuve, lequel ne peut rejoindre ni l’Océan Indien ni la Mer Rouge du fait d’un alignement de collines et montagnes, si bien qu’il doit cheminer dans le désert sur des milliers de kilomètres jusqu’à la Méditerranée. Ce faisant, il crée un immense jardin dans lequel les premiers hommes s’engagent. Ils avancent en ordre dispersé. Ce ne sont que des meutes qui n’ont comme règle que la loi du groupe, indifférents à ce qui sera Thèbes et la vallée des Rois, ou Memphis, là où leurs descendants reviendront construire temples et pyramides qu’ils feront parler au moyen de hiéroglyphes.

Ainsi, les Omo parviennent jusqu’au au delta du Nil, il y a de cela 100.000 ans disent les paléontologues, 150.000 disent les archéologues. Il est vrai que les premiers recherchent les ossements, rares dans cette période car en l’absence d’inhumation les corps disparaissent rapidement. Les archéologues, eux, recherchent toutes traces d’activité. Elles sont nombreuses et ont été généralement préservées par le limon qui les a recouvertes progressivement. Ils ont donc d’avantage de repères que leurs collègues.

Du Delta du Nil, allant vers l’Est nos premiers conquérants ont rencontré l’Euphrate. Rencontre décisive. Si le paradis terrestre de la Bible est légendaire, autrement dit virtuel, le vrai paradis des premiers hommes, bien réel celui-là, est ici, dans ce que nous appelons le Croissant Fertile (3).

Loin d’être le semi-désert que nous connaissons c’était, sous un climat tempéré, un pays verdoyant et giboyeux. Des collines comme autant de villégiatures au-dessus de lacs et marécages où s’ébattaient les hippopotames. Des prairies où les lions guettaient des gazelles qui se régalaient de blé et avoine sauvages, céréales qui furent bientôt domestiquées, comme beaucoup d’animaux. Ainsi naquit l’agriculture. Des villes s’élevèrent où, du roi aux notables jusqu’aux soldats et aux travailleurs, chacun avait sa place.  Des scribes notaient consciencieusement les édits royaux et comptabilisaient les récoltes. Ce sont ces peuples organisés qui ont pu conquérir le monde entier.

Ainsi, au bord de l’Euphrate, l’humanité est passée de la préhistoire à l’histoire. Il y a 5.000 ans, des mamans réveillaient leurs enfants afin qu’ils se hâtent vers l’école. Pour ne pas fâcher le maître il fallait lui réciter correctement les tablettes d’argile gravées la veille à l’aide de calames taillés dans des roseaux, et révisées le soir-même. Cela se passait dans un pays plein de villes et Etats prospères, parsemé de villages et de fermes, riche déjà de tout un appareil perfectionné de techniques et d’institutions politiques, religieuses et économiques [tout cela acquis] à la longue, de générations en générations, au prix de luttes et d’efforts incessants, par la volonté persévérante des hommes et après bien des essais suivis de tout un cortège d’inventions et de découvertes. N’oublions pas l’essentiel, l’amour : Lion, dormons dans notre maison jusqu’à l’aube, nous dit un poème (4).

En résumé, sur les bords du Nil l’homme a pris corps ; sur les bords de l’Euphrate la civilisation a pris forme.

Je voudrais terminer sur une note personnelle. L’émotion qui a pu saisir les premiers hommes parvenus aux rives de l’Euphrate, je l’ai moi-même ressentie. Passant dans la région, un petit village blotti dans une dépressions sablonneuse m’avait attiré et des paysans chaleureux m’avaient retenu. De petites maisons carrées, basses, en terre blanchie à la chaux ; des chèvres aux grandes oreilles et yeux verts maîtresses de la cour centrale ; un groupe de femmes en longues robes resplendissantes au soleil, malaxaient gaiment la boue destinée à épandre sur une terrasse. Deux grandes et belles jeunes filles se détachèrent pour approcher avec une troublante candeur l’être étrange que j’étais à leurs yeux.  Quelques mètres me séparaient du fleuve. Je les ai franchis, ébloui, passant du chaud sable blanc à un immense bleu profond qui s’écoulait avec une tranquille majesté. Je le contemplais longtemps, gagné par un apaisement que je ne voulais pas rompre.

Je ne pouvais qu’accepter de partager le repas de ces paysans, loin de tout mais prospères, qui savaient tirer parti à la fois de la terre fertile et de la frontière proche. Un repas frugal arrosé d’un breuvage rare, l’eau de l’Euphrate.

 

  1. Erik Orsenna, La Terre a soif, Fayard.
  2. Nature, A start for population genomics, 2000,408 (6813):652-3.
  3. Des recherches récentes ont montré la présence au Maroc de pasteurs et agriculteurs du néolithique, ce qui signifie que les premiers hommes se sont dirigés pour certains vers l’Ouest. A l’évidence, ils n’ont pas rencontré des conditions aussi favorables qu’aux bords l’Euphrate et n’ont donc pas connu la même prospérité. Nature, 2023, 618(7965):460-1.
  4. Samuel Noah Kramer, L’Histoire commence à Sumer, Arthaud.