Comme à l’accoutumée le matin, au départ de la place Castellane le « 21 », la principale desserte de Marseille-Sud, était bondé. Il avait « chargé » les étudiants du campus de Luminy et la clientèle du Boulevard Michelet ainsi que, plus rares à cette heure, les touristes pour les Calanques. Trois populations qui n’avaient rien en commun si ce n’est la direction à prendre. Le bus déchargera quelques personnes à la maison du fada (1) et d’autres à l’obélisque, puis s’engagera dans l’Avenue de Lattre de Tassigny, longeant le mur du Mazargues Military Cementary, vers Cassis, avant de s’engager dans le petit vallon qui pénètre dans le domaine de Luminy. Le bout du monde pour les étudiants, le départ de balades pour les touristes.

Dans le bus on parlait peu ; on échangeait quelques mots, l’esprit ailleurs, tourné vers la journée qui s’annonçait, ce qui faisait un léger bourdonnement, haché par les cahots d’un moteur qui devra attendre plusieurs années avant d’être, enfin, adapté à la circulation urbaine.

Je fus longtemps à voir que, indifférente à la cohue, une femme parlait à son garçonnet, les yeux dans les yeux, assise sur ses talons pour être à la hauteur d’un petit bonhomme de trois ans peut-être, ou un peu plus. Elle lui parlait calmement, posément, avec l’infinie douceur, l’infinie patience dont seule est capable une femme face à la chair de sa chair (2). Lui écoutait attentivement, petit garçon bien sage. Dans ce brouhaha, dans la foule, ces deux êtres étaient seuls ; il en émanait une atmosphère d’intimité étonnante. Oui, petit bonhomme, regarde bien ta maman, écoute-la bien, laisse bien ses paroles t’envelopper. Ce qu’elle te dit, ces mots-là, ou d’autres, n’importe, écoute-les bien car ce sont les mots de ta maman. Ils vont faire de toi un homme, toi qui a la chance d’avoir ta maman. A ton âge, moi je ne l’avais plus.

Le temps était pluvieux et la femme était enveloppé d’un vêtement ample avec capuche qui la cachait presque entièrement. Alors comment ai-je su qu’elle était belle ? De son visage, je percevais bien peu, un grand nez intelligent – oui, intelligent – de grands cils, un coin du visage, une mèche de cheveux. Quand elle se redressa, son premier regard fut sur moi, et y resta. Je ne m’étais pas trompé, elle était très belle. Avait-elle perçu l’intérêt que je portais à leur charmant tableau ? Ses grands yeux sombres posés sur moi me voyaient-ils seulement ? Ils gardaient la chaleur adressée à l’enfant, si bien qu’un instant je fus ce garçonnet et elle ma maman. Je ne sais si ma maman à moi m’avait jamais adressé ce regard fervent. En fait, oui, certainement ; j’ai appris par ma plus grande sœur qu’elle me chérissait tendrement.

Nous voici à Luminy, les étudiants se dirigent vers le campus tandis que les touristes entament leur journée de travail. Un touriste n’est pas venu pour voir, mais pour « faire ». Il pourra dire plus tard qu’il a fait Venise, ou fait la Tour Eiffel, peu soucieux de respecter quoi que ce soit, surtout pas la tenue vestimentaire de ceux qu’ils côtoient. Ici ils vont « faire » les Calanques de Marseille où, pour une fois, leur tenue sera des plus simples. Une fille ajuste ses chaussures, peu soucieuse d’afficher des dessous fleuris car, dans la Calanque de Sugiton, de dessous elle n’aura plus.

Avant d’être universitaire, Luminy était un de ces domaines grandioses qui s’étageaient sur les collines de Marseilleveyre, pour plonger de l’autre côté dans la Méditerranée. Une vaste et magnifique propriété, pays de cocagne, avec terres à vignes et céréales, oliviers, amandiers et autres arbres fruitiers entourant une bastide faisant figure de château. De mon temps, c’était un quasi-désert. On se demandait pourquoi avait échoué ici un immense bâtiment et une résidence universitaire, le tout donnant l’impression d’avoir été posé là d’une façon quelque peu improvisée par des technocrates de l’aménagement du territoire, dans une vision futuriste incertaine. La réponse qui m’a été donnée est que l’ancien propriétaire, l’armateur Fraissinet, avait été exproprié à la Libération pour collaboration et le domaine cédé à la Ville à la condition d’y établir un campus universitaire.

La bastide n’était plus que ruine (3) entourée des vestiges de sa grandeur, une allée bordée de grands chênes, un magnifique cèdre, le reste d’un immense bassin. Dominant tout, majestueux, le Mont Puget, immuable bien que périodiquement parcouru par les incendies. Autour, s’est installée la garrigue, avec de hauts et fiers pins parasol dominant les pins d’Alep lesquels s’avancent en conquérants. En d’autres termes le paradis pour se détendre, se promener, faire du footing, où les buissons de Coronille à tige de jonc et de Viorne tin cachent mal – qui s’en soucie ? – des couples enlacés.

Le « patron » des lieux, le doyen Mebkhout, rêvait d’un développement grandiose auquel, avec le délégué de l’INSERM Daniel Francal, il avait donné un nom : « Le Grand Luminy Technopole ». La suite lui a donné raison, mais le pauvre n’a pas vécu jusque-là. L’essor s’est réalisé sans lui et la desserte s’est un peu améliorée avec le Jet Bus qui assure une liaison directe, à certaines heures et certains jours, en attendant l’hypothétique arrivée du tram. Reste la voiture, si bien que le petit vallon si calme est devenu lieu de trafic intense.

Ce jour-là j’allais dans les Calanques à la recherche d’une plante aussi rare qu’extraordinaire, le Cystinus hypocistus. Extraordinaire de beauté et de modestie, une grappe de fleurs à peine émergée du sol et cachée sous les cistes – normal puisqu’elle parasite leurs racines – tout en offrant des couleurs éclatantes, de belles corolles jaune velouté enveloppées d’un rubis lumineux. Extraordinaire aussi car dans sa famille, les Rafflesia, se trouve la plus grosse fleur du monde, posée à même le sol, énorme, d’un poids d’environ cinquante kilos ! Celle que je cherchais ne peut, elle, se voir qu’en chinant sous les branches basses, après un hiver pluvieux, ce qui était le cas.

 

Citinus hypocistus (c’est-à-dire vit sous les Cistes)

 

Citinus hypocistis est dépourvu chlorophylle. Il parasite donc une autre plante, en l’occurrence les cistes et semble en être honteux puisqu’il se cache sous ses branches, tout en arborant, paradoxalement, des couleurs éclatantes. Une autre plante parasite, l’Orobanche, ne craint pas, elle, de se montrer puisqu’elle se dresse fièrement hors du sol, en affichant de grandes fleurs qui pourrait la faire passer pour une belle Sauge, si sa modestie ne l’avait conduite à renoncer à toute couleur. Toutes les plantes sans chlorophylle vivent aux dépens des racines d’autres espèces, à l’exception toutefois des champignons. Eux se nourrissent de bactéries, plus exactement de ce que diffusent dans le sol des bactéries. On peut s’en rendre compte avec les « ronds de sorcière », ces grands cercles d’un vert intense qui se dessinent parfois dans les prés, des cercles qui sont la prédilection des champignons, précisément. Ces cercles qui s’agrandissent d’une année à l’autre paraissent bien mystérieux et sont toujours mal compris. Toutes les interprétations qu’on en donne sont fantaisistes. Pour bien le comprendre, rien ne vaut une observation toute simple : aux premières pluies d’automne, poser la main sur un de ces cercles ; on peut constater que la terre est nettement plus chaude qu’ailleurs, signe d’un développement bactérien, origine donc de l’alimentation des champignons. C’est ce développement bactérien qui est réalisé pour la culture des champignons de couche.

Mais je m’égare. Revenons aux Calanques. Nul rond de sorcières ici, un sol sec et caillouteux.

Je savais qu’en aucun cas je ne rentrerais bredouille. A défaut de Cystinus, je rencontrerais le si discret et tendre Narcisse à feuilles de jonc, dont la frêle corolle hésite à se montrer parmi les éboulis, ou les grands tapis d’Iris chamaeiris, éclatantes corolles jaunes ou pourpres qui font du sol aride et de la caillasse un foisonnement de couleurs, ou encore les tulipes. Bien loin de prétendre à la grandeur et la majesté des hollandaises, elles jouent de modestie avec une délicate corolle jaune d’or soulignée de fines rayures rouge vif. Quant au splendide Ophrys apifera, qui porte bien son nom d’abeille, je le trouverais ailleurs, non pas dans les éboulis mais dans un gazon ras ceint de rochers. Toutes ces fleurs font fi des conditions rudes ; la sécheresse et l’aridité du sol ne leur ont pas permis de grandir ? qu’à cela ne tienne, elles déploient tous leurs talents dans la plus grande discrétion. Voulez-vous les admirer, alors penchez-vous, soyez attentif ; vous ne voyez rien ? pourtant de délicates corolles, elles, vous observent. Surtout, regardez bien où vous mettez vos grosses pattes ; gardez-vous de les piétiner, elles ne survivraient pas.

Une plante, pourtant a su surmonter toutes ces difficultés pour s’imposer, l’Astragale. Il en est de nombreuses espèces dont une m’intéresse tout particulièrement. Elle est signalée comme rare mais abondante ici, chez elle, dans les calanques de Marseille dont elle porte le nom : Astraglus massilensis. Partant de la Madrague de Montredon, elle trouve à s’épanouir dans la calanque du Podestat (4), dont elle colonise la colline de ses touffes portant des épines pour la défensive et, au printemps, de délicates fleurs blanches pour l’ornement.

Pour l’heure, levant la tête je vis que mon chemin surplombait la calanque de Sugiton. L’attrait était irrésistible, j’y succombais. Une piste y plongeait tout droit ; je la dévalais. Sugiton, un vaste rocher plat entouré de falaises et léché par la mer. Lieu quelque peu retiré où il fait bon de se défaire un moment de ce qui nous serre les fesses et les maintient désagréablement humides après la baignade. Ici, on ne pratique pas le nudisme, on se met à l’aise, tout simplement. Et on séduit, là comme ailleurs. Séduire est interagir avec autrui, l’essence même de espèce grégaire. Les vêtements peuvent en être un stimulant, mais aussi un frein car ils sont à la fois autour de notre corps et dans notre tête. Alors qu’une pornographie effrénée inonde le Net, notre société est devenue puritaine comme jamais. D’où frustrations, comportement mal interprétés, inappropriés ou déclarés tels, inépuisables sources de conflits relationnels en passe de nous gangréner. A Sugiton, on se libère à la fois de vêtements et de frustrations. La démarche de séduction se réduit à sa plus simple expression : ce que tu as me plait, voici ce que je t’offre en échange. La simplicité, je suis pour, dirais Viola Ardone (5).

Et voici que je retrouve le tableau du 21. Une femme parle à son enfant, tout en se promenant. Bien que ce soit une autre femme et l’enfant une fillette, qu’elles ne soient pas chaudement couvertes mais nues, il émane de ces deux êtres, seuls parmi la foule, l’atmosphère d’intimité qui m’avait frappé auparavant.

Une femme et son enfant, une image universelle.

 

 

 

  1. « L’unité d’habitation » du Corbusier, raillé par les marseillais.
  2. Gabriella Ferri, Che patienza che ci vuol ; la mamma non se stanca. (« Quelle patience faut-il ; jamais la maman ne se lasse»). E dormi pupo dolce, berceuse napolitaine.
  3. La bastide a été restaurée par les mathématiciens, qui en ont fait un Centre International de Rencontre Mathématiques. Ils ont peut-être moins de contraintes matérielles que les autres scientifiques et ont accordé plus d’attention à l’histoire de Luminy. Voir : Fr-cirm-math.fr/un peu d’histoire.
  4. Une madrague est une installation comportant des filets fixes pour la capture du thon lors de sa migration le long des côtes ; par ailleurs un podestat est, en Italie, une personne choisie et rémunérée par les habitants d’une ville pour exercer les fonctions de maire.
  5. Viola Ardone, Le Choix, Albin Michel.

 

Illustration : le fier seigneur de Luminy, le Mont Puget (photo calanques-parcnational.fr)