Le Moucherotte était notre oncle, notre beau-père, notre cousin. En fait notre voisin. Un voisin toujours présent, tljs dimanches et fériés compris, comme on dit à la SNCF. Il faut ajouter toutes les nuits, mais alors là il se faisait plus discret. Un voisin sur qui on peut compter à tous moments n’est-ce pas, véritablement, un membre de la famille ?
Oui, il était toujours là, serein, penché sur nous avec bienveillance, du haut de ses 1.900 mètres, en fait moins, 1.500 environ, car nous étions sur ses première pentes. Serein, voire ! Avec le temps, j’ai tendance à tout enjoliver. J’oublie ses périodes ombrageuses et ses colères. Terrifiantes, assourdissantes où le feu zébrait sans relâche, fiévreusement, les ténèbres abattues soudain sur lui et sur nous. Spectacle son et lumière poussé hors de l’enfer par Dante Alighieri lui-même. Spectacle familier aux Grenoblois entourés de montagnes où le feu du ciel se déchaîne périodiquement.
Heureusement, cela ne durait guère. Il suffisait d’attendre que la colère passe, alors, les tensions apaisées, il posait de nouveau sur nous son regard bienveillant. Un grand-père, en fait. C’est bien connu, les grands parents sont très tactiles. Leur plus cher désir est d’attirer les petits à eux. Notre grand-père le Moucherotte ,’échappait pas à la règle. Il nous attirait à lui, sans un mot, sans un geste. Attirance muette et insistante, comme l’aimant attire la limaille de fer, avec force et sans raison logique apparente. Je dis attirance muette, c’est faux. Cet appel, nous l’entendions parfaitement, distinctement. Un appel liminal, en quelque sorte.
Sortez de chez vous, nous disait-il de sa voix grave. Passez la frêle barrière qui vous sépare de ce grand pré, et montez tout droit, jusqu’à rejoindre les bois. Regardez, j’ai tracé pour vous un large chemin, une trouée que vous n’aurez qu’à remonter tranquillement. Quand vous arriverez à la ravine, surtout ne vous engagez pas dans cette coulée de boue et de pierres, évitez-la prenez à gauche jusqu’à la crête. Attention, l’autre versant est en pente raide. Restez un moment sur l’arête puis revenez dans la arbres. Je sais, ici dans cette forêt à l’écart de tout, délaissée de tous, la progression est difficile. Troncs et branches sèches mêlés aux éboulis et recouverts de feuilles mortes vous ferons une démarche d’ivrogne.
Vous voici maintenant à la barre rocheuse. Vous l’avez scrutée d’en bas, autant que faire se peut, sans percevoir de passage. Cherchez-le maintenant. Vous essayez de remonter une fissure ? attention, si vous glissez et vous blessez, personne ne viendra vous repêcher dans ce coin perdu. Sur la gauche, à la limite de la falaise de l’autre versant, il y a un passage étroit. Allez-y, avec précaution, cela va sans dire.
Maintenant la partie terminale. Vue d’en bas, ce n’est qu’une paroi rocheuse, mais de près c’est une succession de rochers entremêlés de courtes pelouses faisant comme autant de marchepieds. Facile, à remonter, donc.
Et enfin le sommet. D’où vient la satisfaction qu’on éprouve à être là ? Le plaisir de dominer ? Non, plutôt de ne plus être dominé, d’être dans les bras de ce gros nounours familier. Un coup d’œil de vainqueur sur l’autre versant, qu’on découvre enfin. Ce n’est qu’une banale pente herbeuse. Il serait facile, bien trop facile de monter de ce côté-là. Alors on se retourne pour faire jeu égal – ou presque – avec les sommets de Belledonne. Grenoble est tout en bas, tapie tout au fond de sa vallée et nous tout en haut, au sommet du Moucherotte.
Un jour, la maison familiale achevée et les abords aménagés, un mur de soutènement monté en vieux pavés, une rocaille garnie de pierres façonnées par les pluies, transportées depuis la colline de Comboire, le jardin prêt à recevoir les premières plantations, le père s’accorda un moment de répit et tourna son regard vers ce Moucherotte qui l’appelait depuis si longtemps. Alors il décida de le rejoindre.
Il avait passé sa jeunesse à escalader tous les sommets de son Frioul natal. Il lui suffisait de pousser la porte et s’engager dans la pente qui s’offrait à lui. De même ici, il avait installé sa famille au pied d’une montagne et, là encore, il n’avait que la porte à pousser. Nous voici tous remontant le pré comme si souvent pour une petite balade, mais cette fois nous irions jusqu’au sommet. Comme pour une petite balade, nos vêtements seraient ceux de tous les jours (nous étions en été) et les provisions de bouche superfétatoires.
Néanmoins, conscient de ses responsabilités, le chef de famille avait pourvu à l’essentiel, la boisson. Il acheta donc une gourde. Je dis bien : il acheta. Chose exceptionnelle. De toute ma vie je ne l’ai vu acheter rien d’autre que de l’échine de porc, du riz et de la farine pour la polenta. Ce jour-là ce fut une gourde, mais quelle gourde ! le genre de gourde qu’un jeune berger porte en bandoulière pour la garde de son premier jusqu’au dernier troupeau. Légère, en cuir souple, elle était munie d’un fin robinet en forme de sifflet, permettant de boire parcimonieusement et à la régalade, de sorte que personne ne pourrait abuser et boire avidement en y collant ses lèvres. C’était, à n’en pas douter, la vertu qui avait justifié son achat. Elle en avait bien d’autrs, insoupçonnées, que tous nous ne tardâmes pas à découvrir, hélas !
Elle fut remplie, à notre insu, de la boisson que buvait le père, le seul liquide qui passait son gosier, le vin. Vin rouge, naturellement, car le « blanc » était assimilé pour lui à de l’eau, chose qui, s’est bien connu, n’apaise pas la soif. Nous voici donc partis à l’ascension du Moucherotte munis pour seul bagage de cette gourde, certes remarquable entre toutes. Après la marche éreintante dans le haut de la forêt qui à cette altitude ne nous protégeait pas de la chaleur, tous nos regards se tournèrent vers la gourde. Nous eûmes tous droit à une gorgée de son contenu.
Surprise, horreur et stupéfaction ! au lieu de l’eau attendue nous coula dans la gorge un liquide infâme qui tenait du vin chaud agrémenté d’un puissant relent de goudron. Oui, goudron ! Cette gourde était faite de peau de chèvre retournée, poils à l’intérieur, car la peau avait conservé sa garniture de poils. Ce n’était pas tout. Pour faire bonne mesure, le fabricant avait renforcé l’induration de la paroi en induisant les poils d’une bonne couche de … bitume ! Le comble ! Inutile de décrite la dernière partie de l’ascension. Tels des désespérés errant en plein désert, pour faire couler dans notre gorge quelques gouttes de liquide, quel qu’il soit, nous retournions de temps à autre à la gourde. Sans doute pensions-nous que le miracle de Cana pouvait se reproduire, cette fois en changeant le vin en eau. Hélas, les miracles sont bien rares.
Nous atteignîmes finalement le sommet, aspirant avec peine un air qui franchissait difficilement notre gorge douloureusement enflammée.
Que devint cette gourde faite pour surmonter le temps et endurer les intempéries ? J’ai peine à le dire, elle eut une fin misérable. Elle fut pendue tête en bas à la porte du garage et resta ainsi, des années durant, afin que le bitume s’en écoule. C’est ce qui se produisit. De temps à autre une goutte s’en extirpa.
Comment ne pas penser au prix Ig Nobel, attribué aux recherches improbables. Il a été décerné une année à des chercheurs qui ont observé un bloc de naphte, c’est-à-dire de goudron solide, dont une goutte s’échappait tous les … 9 ans. L’observation a duré 80 ans ! Bien entendu, personne n’a eu le loisir d’observer notre malheureuse gourde aussi longtemps. Il y a tout lieu de penser qu’elle a fini ses jours dans une fosse commune, je veux dire une déchetterie.









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