C’est une écolière qui avait détaché une page de son cahier de classe, mais c’est une main de femme avait écrit « Si tu m’aimes autant que je t’aime… »

Madeleine était une amie de Colette, rencontrées toutes deux en colonie de vacances. Pendant que les dix-huit ans épanouis de l’une emplissaient mes bras, les douze ans de l’autre s’étiolaient à nos côtés. Je n’avais vu alors dans ces yeux humides, ce regard humble et soumis, ces membres frêles, ce cou de chaton, qu’une quête éperdue d’affection enfantine. Par la suite elle était venue me voir plusieurs fois, avec des amies de son groupe pour revivre, le temps de quelques chansons et de quelques souvenirs, les étés enchanteurs.

« Si tu m’aimes autant que je t’aime… »

J’ai reçu tant de lettres implorantes, déchirantes, désespérées, auxquelles je n’ai pas même daigné répondre. Goujaterie ? Non, insouciance, et puis à quoi bon, l’espoir est si tenace qu’il peut se nourrir du refus le plus ferme. Pourtant il y a dans les quelques mots, presque anodins, que j’ai sous les yeux, une force insistante, troublante. Quel âge peut-elle avoir maintenant ? Seize ans, plus ? Je ne vais pas tarder à le savoir car me voici, en ce samedi après-midi de juin, marchant vers le village, à l’arrivée du car de Grenoble. Je suis en retard, Madeleine est déjà là, marchant résolument vers moi. Toujours la même silhouette menue, l’ovale parfait du visage lisse, les yeux un peu tristes. En l’embrassant, ma main se pose machinalement sur sa poitrine et je sens une rondeur inhabituelle ; c’est bien vrai, elle est une jeune fille maintenant.

Presque sans un mot, Madeleine reprend sa route vers ma maison familiale. A l’arrivée elle salue les uns et les autres avec sa gentillesse naturelle, s’assied, attend poliment qu’on lui serve un rafraîchissement. Puis le silence s’installe. Je propose : « Veux-tu aller faire un tour ? ». Elle est aussitôt debout. Je réalise enfin : elle était venue délibérément faire savoir à mes proches que j’étais en sa compagnie.

Nous montons vers le haut du village. La mère Torrenton est dans son jardin ; bientôt tout le village sera informé de notre passage. Qu’à cela ne tienne. Je vais où mes pas me guident. Madeleine suit. Près de la Tour-Sans-Venin, un chemin s’enfonce dans le bois ; je m’y engage par réflexe de baroudeur sans penser à ma petite amie. Elle ne s’était pas préparée à pareille escapade, ses petits souliers vernis tentent vainement d’éviter cailloux et flaques de boue. Une clairière apparait. Nous nous asseyons dans l’herbe, la ville de Grenoble à nos pieds, la magnifique chaîne de Belledonne devant nous. Ce décor m’accompagne tous les jours, depuis ce moment où, de mon lit, je vois les sommets se découper en ombres chinoises dans la pâleur de l’aube, jusqu’au soir, lorsque les lumières de la ville naissent les unes après les autres tandis que les montagnes se retirent dans la nuit. Les moindres sommets, les moindres replis de terrain, me sont familiers. La Croix de Belledonne, la Grande Lance de Domène et tous les autres, je les ai parcourus en toutes saisons, par tous temps, de jour et même de nuit.

Madeleine attend sans impatience que je revienne à elle. Maladroitement, je saisis son poignet, si fin, si léger, me penche sur sa joue – et rencontre ses lèvres. Les lèvres de Madeleine, des lèvres qui, je le sais maintenant, ont si longtemps attendu les miennes. Des lèvres tendres et rouges, d’un rouge un peu bistré, comme il arrive aux gens trop bruns nous dit Colette (1). Oui, Madeleine est très – non pas trop – brune, avec une peau délicieusement mate ; a-t-elle des origines de l’autre côté de la Méditerranée ? Je dois l’avouer maintenant, ces lèvres m’avaient toujours, malgré moi, confusément troublé, des lèvres d’enfant qui me disent aujourd’hui : je suis devenue femme, et je te veux.

Madeleine s’allonge sur le dos. Ses seins nouveaux, ronds, menus, font une légère saillie sous la mince robe d’été. Incrédule et ravi, je les caresse au travers du tissu, puis ma main s’insinue en-dessous, s’enivre de douceur. Je glisse un regard interrogateur : oui, je peux, j’ai tout loisir de défaire la fine étoffe, alors les merveilleux, les délicats seins de Madeleine apparaissent au grand jour. Madeleine, que tes seins sont beaux !

Umberto, prends  ta plume : I suoi seni apparvero come due cerbiatti, due gemelli di gazzelle che pascolavano tra i gigli [Ses seins m’apparurent comme deux faons, deux gazelles jumelles qui paissaient parmi les lys] (2).

Madeleine est revenue. Je l’ai conduite en Vespa. Dans le rétroviseur la robe d’été volait autour de ses jambes fines, une robe que j’allais soulever, des jambes que j’allais admirer, caresser, embrasser, dans mes nids d’amour campagnards, faits de vieilles planches disjointes, garnis de foin. Puis vint l’automne ; les jambes se revêtirent de nylon soyeux et sous la robe se nichèrent des merveilles. Dans ce refuge rustique, je lui conseillai de se défaire de ses bas, en grand danger d’être accrochés. « Oui » répondit-elle ingénument et je la regardai remonter sa robe et son jupon brodé, découvrir des trésors de dentelle, puis dénuder des jambes de reine. Le paradis doit ressembler à quelque chose comme ça !

Le froid arrivant, je dénichais des abris protégés de la bise. Madeleine me suivait sans sourciller, sans craindre d’être seule avec moi dans les lieux les plus invraisemblables, les plus isolés, les plus déserts, où je savais trouver une cachette pour, merveille, la défaire encore de ses vêtements et toujours me régaler les yeux et les mains de la perfection de ce corps d’adolescente, tableau harmonieux que chacun de ses mouvements renouvelait sans cesse. Bravo, Seigneur, c’est du joli travail ! La cambrure des reins, ça c’est une trouvaille ! (3) – et que dire du reste ?

C’était ce moment où l’enfant et la femme se mêlent, où la femme nait de l’enfant, où l’enfant prend forme de femme. D’où nait la beauté d’un corps ?   D’où vient ce sentiment de plénitude, de bien-être qui nous possède à sa vue ? Ô douce volupté disait un La Fontaine que Erik Orsenna vient de nous révéler (4).

Madeleine se laissait admirer, embrasser, caresser, impassible, presque indifférente. Je n’étais pas dupe pour autant. Avec une parfaite maîtrise de la situation, elle ferrait le poisson. Elle ne se défaisait jamais de sa culotte. Le jour où je n’y tenais plus et y glissais une main, elle n’eut pas un geste : « Retire ta main de là ! ». Le ton était calme et l’ordre sans appel ; j’obtempérais. La frêle enfant qui me suivait si docilement et se pliait si facilement à ma volonté était en réalité une femme déterminée et sûre de son fait.

Le poisson ferré, vint le coup d’épuisette. Je reçus ce mot : « Viens me prendre samedi chez mes parents ; nous pourrons sortir, aller au cinéma, comme font les jeunes de notre âge ». Voilà ce que voulait Madeleine. Elle m’aurait fièrement présenté à ses parents et, sous leur regard ému, nous serions sortis main dans la main. Après le cinéma, nous aurions flâné dans Grenoble, pris un chocolat dans un café de la place Victor Hugo, ou Vaucanson. Un jour elle se serait donnée toute à moi. Elle aurait un peu frémi, puis se serait très simplement laissée aller à la découverte du plaisir, avant de reprendre ses vêtements de jeune fille sage et montrer à son entourage un visage qui n’aurait rien perdu de sa candeur ; se donner à son fiancé est si naturel. Puis seraient venus le mariage, les enfants.

Madeleine, je ne suis pas venu, je n’ai même pas pris la peine de te prévenir. Comment ai-je pu t’imposer une si folle attente, un si terrible et vain espoir? Tu avais mis ta plus belle robe, ton plus beau corsage et tes souliers vernis. Tu avais fait l’impossible pour dompter ta noire chevelure rebelle, puis tu avais attendu, guettant le coup de sonnette qui allait décider de ta vie. Les minutes se sont écoulées, joyeuses d’abord, puis, peu à peu, chacune a versé une goutte de plomb dans ta poitrine. Combien de temps a-t-il fallu pour que tu te résignes, pour que tout espoir s’éteigne en toi ? Une heure, deux ? Plus ? Une éternité.

J’étais à ce moment-là à Lyon avec un ami. Je pensais à toi. Je dis, comme pour moi-même, « J’avais rendez-vous avec une fille qui a des seins merveilleux ». Mon ami sourit, indulgent ; il ne savait rien, lui, des seins de Madeleine.

Que de détermination, de volonté dans ce parfait visage de Madone un peu triste – mais une Madone n’est-elle pas toujours un peu triste ? Ces yeux qui me dévoraient humblement de leur amour d’enfant tissaient leur avenir avec moi. La femme, la mère était là, encore en gestation dans ce corps malingre et le petit ventre plat se préparait déjà à engendrer notre progéniture.

Une frêle fleur émerge d’un trottoir, au-travers de béton et goudron.

Madeleine avait la fragilité et la force de la jeune pousse qui sort de terre. Elle fend le sol le plus dur, écarte des pierres qui devraient l’écraser, ouvre le bitume pour s’épanouir à la lumière.

Madeleine, as-tu rencontré l’homme pour te faire femme et mère ? Où es-tu maintenant ?

 

  1. Colette, La Vagabonde, Albin Michel
  2. Umberto Eco, Il nome della Rosa, Bompiani, Milano.
  3. Brassens, La Religieuse.
  4. Erik Orsenna, La Fontaine, une école buissonnière, Stock

 

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